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UNE AUTEURE FRANCOPHONE «ZURICHOISE»

COV BRUNLaccident 280X

 

 


QUESTIONS A MARIANNE BRUN «L'ACCIDENT»

Texte: Sandrine Charlot Zinsli


Zurich, novembre 2014

Le livre se trouve par exemple chez Orell Füssli, Kramhof à Zurich


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SC Z:  «Mais pour moi, c’est Maman, c’est pas Christine»
Votre livre donne d’abord la parole à Marion, une petite fille de sept ans, qui avoue que sa Maman préfère qu’on l’appelle Christine.  Le ton est donné. Il  sera question de la difficulté d’être mère, d’un terrible manque d’amour. Comment aborde-t-on un thème si délicat?

M B:  En le prenant de plein fouet!
A l'écriture, je suis entrée directement dans la scène centrale, celle de l'accident qui constituera une rupture irrémédiable pour ce couple mère/fille. Je voulais aller à l'os, connaître l'instant décisif, là où tout se cristallise. J'avais envie de me faire plaisir, je voulais convoquer un rythme particulier, une atmosphère, un décor particulier, en faire un événement quasi fantastique car c'est un point de bascule – la réalité se retourne comme un gant. Et dans le même temps, je ne voulais pas de surenchère. Ça, c'était mon impératif.

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Je ne voulais pas de sensationnalisme, pas d'atrocité. Surtout pas d'enfants battus. Je voulais par-dessus tout que le lecteur, quel qu'il soit, comprenne cette jeune mère. Et pour la comprendre, tout en écrivant cette scène poignante et forcément destructrice, j'ai découvert qu'il fallait la banaliser, ne surtout pas en faire un monstre. Ça a été la ligne de faille. A partir de là, il m'a fallu doser les choses à l'extrême pour que jamais le roman ne tombe dans le portrait à charge – ou à décharge. Du coup, cette scène centrale s'est déployée d'une manière 'inattendue'.
Dans les faits, il ne s'y passe pas grand chose. C'est un glissement. Une voiture quitte la route. Il n'y a pas mort d'homme, pas de tôle froissée, rien en apparence. Cette scène est banale en soi, elle ne peut même pas prétendre au statut de fait divers. Mais (une histoire commence toujours par un 'mais'!), à bien y regarder... Et c'est ça que j'ai fait: je me suis approchée. J'ai observé. J'ai relaté des faits. Sondé les pensées de l'enfant, de la mère, fait corps avec ce qu'elles ressentent l'une comme l'autre. Le tout dans le but de 'comprendre'. Comprendre comment il est possible d'en arriver là. De laisser sa voiture dans le fossé et de se barrer sous la neige sans réaliser que son enfant est resté dedans...
C'est monstrueux quand on y pense. Or, on a tous, en tant que parents, vécu un jour cet état d'épuisement qui fait qu'on a envie de tout plaquer juste pour avoir cinq minutes de tranquillité. Oui, le désamour maternel, c'est un sujet délicat parce que ça nous guette tous, ça nous renvoie violemment à nous-mêmes. On est tous l'enfant de quelqu'un et bon nombre d'entre nous sont les parents de quelqu'un d'autre. Mais pour traiter ce sujet en finesse sans sombrer dans le pathos, je m'en suis tenue à la réalité de chacune, sans émettre la moindre explication ni le moindre jugement. A charge pour le lecteur d'en penser ce qu'il veut et de sentir cette histoire résonner sur son propre vécu.

SC Z:  «Son mariage et ses enfants sont comme des cadeaux vides»

Votre héroïne passe sa vie à attendre, elle s’est engouffrée très jeune dans le mariage pour échapper à une mère distante, qui ne semblait pas l'aimer beaucoup et qui rêvait d’être paysagiste. Mais elle, à quoi rêve-t-elle ?

M B: Très bonne question... A quoi rêve-t-elle?...
Je laisse (encore!) le soin aux lecteurs de répondre à cette question. Je ne veux pas l'enfermer dans un personnage, lui dire: 'elle rêve à ça', 'elle pense comme ça'... Il a plein d'indices à sa disposition. Je suis curieuse de savoir ce qu'il en fait, comment il les interprète... C'est aussi l'une de mes ambitions : donner au lecteur de la matière afin qu'il se questionne, réfléchisse, interprète. J'adore densifier à l'extrême les backgrounds des personnages. Ça offre mille pistes d'analyse possibles, comme dans la vraie vie... Et ça marche. Je suis étonnée et à la fois ravie par les retours que j'ai. Les lecteurs semblent avoir vraiment du plaisir à s'emparer des personnages et à leur trouver des justifications.
 
SC Z: Votre titre est ambigu, «l’accident», car il y a en fait une suite d’accidents dans ce roman. Le dernier, l’accident de voiture étant celui qui permet de nommer les autres. Comment avez-vous construit ce roman qui nous prend au ventre et nous tient en haleine, parce qu’on a vraiment envie de comprendre ce que ressent le personnage de la jeune mère.

M B: En fait, en creusant la scène centrale, en entrant dans cette voiture sur le point de quitter la route, j'ai éprouvé la nécessité de me mettre tour à tour à la place de l'enfant et à la place de la mère, pour comprendre. Ensuite, j'ai voulu rester à l'essentiel, avec elles, dans cette simple confrontation (ceci dit, il y a beaucoup de personnages dans le roman. Ça grouille de monde!). J'ai alterné leurs deux points de vue, mais je n'étais pas convaincue par ce format. Je voulais tenter une structure plus radicale, mettre réellement ces deux personnages en regard, en miroir, dos à dos.
La structure la plus logique a été de diviser la narration entre avant/après l'accident. Puis je me suis fait plaisir (oui, encore!) en m'imposant diverses contraintes : même nombre de pages, même nombre de chapitres, un prologue qui renvoie à une espèce d'épilogue... Ça, c'est une chose, ça n'induit pas le fait que ça tienne en haleine, et puis il y a bien d'autres contraintes formelles avec lesquelles j'ai voulu jouer et celles que je préfère ce sont celles qui ne se voient pas!
Le suspens, donc, vient tout simplement de la question centrale du récit. Tenter de savoir comment elles en sont arrivées là induit le fait qu'on s'engage dans une quête. Il y a urgence à comprendre, à trouver une échappatoire. D'emblée il en va de la survie de la petite, on le sent.
Je tenais à ce que cette histoire s'inscrive dans une narration aussi tendue. C'est un thriller mental. Car je souhaite plus que tout que ce roman, ciselé certes, soit accessible à tout lecteur, même – et surtout – à des Christine.  

SC Z:  Vous êtes scénariste ou conseillère littéraire sur des projets cinématographique. Comment cette activité a-t-elle nourri votre travail d'écriture ?

M B: De manière organique.
Lire, lire, depuis toute petite, tout le temps, tout et n'importe quoi, forge le goût des mots, la cadence des phrases. Réfléchir sur le texte, sur sa construction, quel qu'il soit, permet d'identifier de plus en plus vite les problèmes, les écueils et d'en révéler aussi le sens profond. Donc avant d'être scénariste, j'avais ce passé de littéraire pur jus (j'ai fait hypokhâgne, la Sorbonne Paris IV) qui m'oblige à une grande exigence et à un grand respect de l'écriture.
L'écriture pour le cinéma est un vrai terrain de jeux car elle est bourrée de contraintes. Elle m'a servie pour deux choses fondamentales: cerner les enjeux (donc ne pas perdre le lecteur en route) et avoir confiance dans le fait que je pourrai aller jusqu'au bout de l'écriture car, si je m'en donne la peine, j'ai à ma disposition les bonnes questions pour me sortir des impasses et rebondir. Et ça, quand homme et enfants vous laisse seule devant votre ordinateur au petit matin avec en point de mire Zurich sous le brouillard, c'est précieux!

SC Z:  Vous vivez à Zurich. Est-ce difficile, en tant qu’auteure francophone, ou est-ce au contraire une chance ?

M B: Les deux à la fois.
Mon problème majeur est que je ne parle pas l'allemand et encore moins le Züridütsch, du moins pas assez bien pour écrire un jour dans cette langue. Du coup, malgré la gentillesse des Zurichois et le très bon accueil des auteurs alémaniques, j'ai l'impression de rester sur le seuil d'une grande famille. La place de la littérature en Suisse alémanique est sans commune mesure avec ce qui se pratique en France où tout reste clanique, féodal (si si!), ou avec la Suisse romande (quoique ça bouge beaucoup). C'est frustrant.
Mais la chance que j'ai, c'est justement de ne plus vraiment appartenir à une géographie. Ca fait 10 ans que je vis en Suisse (dont 7 à Lausanne où sont nés mes enfants), je n'appartiens plus au sérail parisien (étouffant, non?), j'écris en français et je vis à Zurich. Bref, ça me donne toute légitimité pour militer en faveur de la biodiversité culturelle suisse Sans parler qu'au cinéma, je travaille avec des Chiliens, des Russes, des Egyptiens, des Italiens, des Roumains, des Français, des Lybiens... La Suisse est d'une incroyable richesse.
Zurich dans tout ça? Si je parviens à faire comprendre un tant soit peu aux Romands qu'ils n'ont pas à en avoir peur, je serais comblée! Je vis la Suisse comme une entité unique, multiculturelle, mais sans frontière physique (toujours étrange d'entendre le contrôleur dans le train changer de langue à Fribourg!). Donc je ne comprends pas ce 'Roestigraben' dans la tête des Suisso-suisses. Si à mon très modeste niveau je peux être utile pour pousser les murs et créer une passerelle d'échanges entre la Romandie et Zurich, j'étudie toutes propositions!