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IMPRESSIONS DE LOCARNO 2014

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Se loger... Prendre le funiculaire pour retrouver la chambre d'hôtel...

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La grande place était encore vide... mais déjà assez jaune

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Une ville léopard...


MA SEMAINE AU FESTIVAL DE LOCARNO

Texte: Valérie Lobsiger


Le festival de Locarno a eu lieu du 6 au 16 août 2014

Valérie Lobisger en a profité pour voir une quarantaine de films, manger des glaces, se reposer les yeux en aiguisant ses oreilles lors de petits concerts...

Ses impressions nous font découvir le festival ...autrement!


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MES YEUX SATURENT, ILS FONT UNE INDIGESTION D’ECRAN JAUNE. Celui, traversé par un léopard rugissant, qui a précédé chaque projection des quelques 40 films que j’aurais vus la semaine dernière à Locarno. Désormais, tout citron, canari ou bouton d’or titille mes pupilles. Autre trouble de la vue, je crois voir Carlo Chatrian à chaque coin de rue (le directeur artistique du festival, doué d’ubiquité, était en effet présent sur scène, micro en main, à chaque projection). De ces 40 films sur près de 300 proposés au public  (dont 74 pour la France et 41 pour la Suisse) et de ces dix jours passés à cavaler d’une salle obscure à une autre par une météo la plupart du temps exécrable, qu’est-ce qu’il me reste?

L’IMPRESSION D’AVOIR ÉTÉ PLONGÉE DANS UN UNIVERS POLICÉ auquel je n’étais plus depuis longtemps habituée. Malgré la foule des 166'000 spectateurs qui n’a cessé de se croiser lors de la fréquentation de cette 67e édition du festival (soit 4000 personnes de plus que l'an dernier), l’ambiance est restée débonnaire. Dans les queues qui se formaient parfois une heure avant celle programmée, nulle bousculade ou agressivité. Bien au contraire. Echange d’impressions, conseils troqués, sourires complices, coin de parapluie partagé, mouchoir spontanément tendu pour un stylo qui fuit ou une bouteille d’eau renversée… J’en suis encore toute retournée. Il faut dire que, contrairement à d’autres festivals, celui-ci n’attire pas les buveurs invétérés, de ceux qui se baladent dans les rues avec des choppes de bière d’un demi-litre en hurlant des insanités. Dehors, ça ne puait pas non plus la saucisse-frites et les différents bars qui offraient des concerts live ne s’amusaient pas, histoire de se démarquer, au jeu de-celui-qui-fera-hurler-le-plus-fort-ses-amplis. Parmi eux, j’ai particulièrement apprécié le Cinebar, juste en face du Casino, qui m’a fait entendre la musique «gypsy soul» d’un jeune et prometteur chanteur Zurichois du nom d’Ivan Modoni, ou encore le bar Castello, près de la Rotonde, où j’ai pu savourer des plats Thaï tout en écoutant le Summer blues de Bat Battiston ou le rock & roll déchaîné du groupe Ethica.

DES BÉMOLS ? Juste deux. Un soir, alors que je longeais sous les arcades la Piazza Grande plongée dans le noir, j’ai voulu prendre une photo-souvenir de l’écran géant à l’aide de mon vieil I-phone 3G. Las! Les mains de deux vigiles se sont aussitôt abattues sur mes épaules, j’ai eu une de ces frousses ! Je me demande encore comment on peut prétendre surveiller une foule de 8'000 personnes alignées chaise contre chaise en rangs serrés et croire qu’on peut empêcher quiconque de prendre des photos. Mais bon, apparemment, pour justifier leur présence, les surveillants se rattrapent sur les voies latérales. L’autre bémol ? Ayant acheté une glace-maison à la Gelateria Bar Al Böcc, j’ai voulu naïvement la déguster dans la salle du Casino en même temps que «The big sleep», un film de Howard Hawkes avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Hélas, le ravissement des sens que procure dans l’obscurité le délice de la crème glacée allié à celui du cinématographe s’est heurté au règlement : interdiction de manger en salle ! J’ai donc dû me dépêcher d’engloutir mon cornet, écornant mon rêve de félicité.

MAIS REVENONS-EN AUX FILMS! Tout d’abord, il me semble que la croyance selon laquelle «dans la vie, soit tu mets, soit tu te fais mettre» (Perfidia, de Bonifacio Angius) soit en train de se propager dans les mentalités. Comme si c’était le seul choix qui nous restait! On comprend (même si on n’en est toujours aussi choqué) que dans les pays comme la Russie où la corruption règne (Durak, de Yury Bykov), les gens tout en bas de l’échelle sociale ne soient pas loin de l’accepter comme une fatalité. De même en Chine (On the rim of the sky, de Xu Hongjie) ou en Corée du Nord, (Songs from the North, de Soon-mi Yoo), où l’Etat n’a jamais pris en compte le bien-être de la population mais seulement celui du peuple considéré comme une entité abstraite et donc manipulable. L’argent public file, au mieux, en projets aussi pompeux que dispendieux et inutiles, faute d’intérêt pour la personne. Seuls comptent la glorification du Parti, et le bourrage de crâne qui va avec. Dans les pays occidentaux qui se targuent de placer les droits de l’homme dans leur constitution, l’expansion de ladite croyance est plus récente. Elle frappe un pays en voie de paupérisation tel que l’Italie, où il devient difficile pour un jeune homme trentenaire de décrocher un premier emploi (Perfidia). En Israël, Dancing Arabs d’Eran Riklis nous conte l’histoire d’un étudiant arabe israélien qui, afin de subsister à Jérusalem, en arrive à renoncer à son identité pour usurper celle d’un Juif. Selon les principes fondamentaux de la démocratie israélienne, ces citoyens ont pourtant les mêmes droits que les autres Israéliens... 
Fuyant la loi du plus fort qui les asservit, la guerre qui les extermine, la crise économique et le chômage qui les affament, nombreux sont ceux à quitter leur pays pour grossir les rangs des laissés-pour-compte aux portes de nos contrées. Tourné en décembre 2013, Le Temps perdu, de Pierre Schoeller, donne à voir la vie dans un camp de réfugiés kurdes syriens créé dans l’urgence en Irak en août 2013. Le spectateur est saisi d’impuissance face à ces gens qui n’aspirent qu’à une chose: rentrer chez eux. Même sentiment éprouvé en découvrant le dernier documentaire de Fernand Melgar, L’Abri, un asile de 50 places offrant à Lausanne un repas et un lit pour la nuit aux sans domicile fixe. Même parmi les plus démunis, il y a les grandes gueules qui jouent des coudes pour tenter de passer devant ceux qui, au bout du rouleau, demeurent silencieux. Por Aqui Tudo Bem de Pocas Pascoal montre deux adolescentes ayant fui la guerre civile en Angola, réfugiées clandestines à Lisbonne. Elles tombent sur une congénère couturière qui s’empresse …de les exploiter. 
Heureusement il y a les héros qui n’ont pas besoin d’espérer pour se révolter contre la loi du plus fort. Telle la jeune Ukrainienne Oksana Shackko, confondatrice du mouvement Femen (filmée par Alain Margot dans son fascinant documentaire Je suis Femen) dont l’une des premières actions seins nus a eu pour motto: «L’Ukraine n’est pas un bordel», avant celle de la défense du zoo de Kiev au cri de «les salauds, en cage!». Avec pour seules armes son corps frêle et son immense créativité, elle ne se lasse pas de défier continuellement l’autorité. Même si elle est parfaitement consciente qu’elle risque sa peau et que son action ne portera peut-être ses fruits que dans une ou deux générations. Même nobles aspirations dans Geronimo, une fiction de Tony Gatlif, où, en France, une éducatrice de banlieue multiethnique tente le tout pour le tout pour tordre le cou à des traditions machistes importées du Moyen-Orient …
La peur de l’autre entraîne des comportements pour le moins sidérants que de talentueux
cinéastes réussissent à nous faire comprendre. Ainsi par exemple,
Stephanie Barbey et Luc Peter se sont rendus à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique
(Broken Land) pour filmer la réaction des habitants vivant dans la crainte d’être envahis par des
hordes de pauvres (quelques centaines de clandestins passent en effet la frontière chaque nuit,
cela malgré l’érection d’un mur de quatre mètres). La cinéaste irlandaise Neasa Ni Chianain
a tenté dans The Stranger de percer le mystère d’un certain Neal McGregor, un artiste anglais des
années 60, parti vivre du jour au lendemain sur une île malmenée par le mauvais temps dans la solitude et le dénuement, sous le regard hostile de ses habitants. Marcel Gisler, lui, a suivi Florian Burkhardt (ELectroboy). On trouve d’abord ce Florian imbu de sa personne, et pour tout dire ridicule, avant de découvrir progressivement qu’il est le fruit tragique de notre époque, un être en permanence terrorisé par des peurs obsessives et possédé par les images, nouveau mode d’expression (de matraquage?) de la jeunesse. Ce que confirme Adieu au langage, le dernier film de Jean Luc Godard qui, fidèle à lui-même, signe du haut de ses 83 ans un acte de provocation de plus. Au moyen d’images en 3D faisant parfois loucher le spectateur et de bandes sons qui se chevauchent, le tout aussi inconfortable et dérangeant que possible, le cinéaste de la nouvelle vague dénonce «le meurtre du présent par les images» et une société dominée par le spectacle.
Après tout cela et bien d’autres films à des degrés plus ou moins divertissants (dont une jeune femme capitaine de navire gourmande d’hommes dans Fidelio, de Lucie Borleteau et un jeune excentrique fou de guitare électrique tentant de reconquérir sa dulcinée par tous moyens dans Pause, de Mathieu Urfer), Yalom’s Cure de Sabine Gisiger, réconforte l’âme. Il est en effet utile, pour mieux les vaincre, de prendre conscience de nos angoisses existentielles, au nombre desquelles figure … la peur de l’autre. (VL août 2014)