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«VIVRE NOTRE TEMPS»«, BONNARD, VALLOTTON ET LES NABIS

jonone1 280Félix Vallotton, La charrette, 1911 (Ausschnitt), Öl auf Leinwand, 101 x 74 cm. Kunstmuseum Bern, Dauerleihgabe Hahnloser/Jaeggli Stiftungjonone2 280Pierre Bonnard, «La nappe à carreaux rouges» ou «Le déjeuner du chien»jonone3 280Pierre Bonnard, Partie de dames au jardinPierre Bonnard Effet de glace ou Le tubPierre Bonnard, «Effet de glace» ou «Le tub»
Edouard Vuillard Le peignoir rouge
Edouard Vuillard, «Le peignoir rouge»
Edouard Vuillard scène de rue sous la pluie
Edouard Vuillard, scène de rue sous la pluie
Pierre Bonnard Dans un jardin méridional La Sieste
Pierre Bonnard, «Dans un jardin méridional» (La sieste)
Odilon Redon Le rêve
Odilon Redon, «Le rêve»


LE RÉEL, C'EST CE QUE L'ON RESSENT

Texte: Valérie Valkanap


Les Nabis, des pleins et des creux tant pour décrire l’intime que pour s’ouvrir à la vie

VIVRE NOTRE TEMPS, BONNARD, VALLOTTON ET LES NABIS

UNE EXPOSITION DU KUNSTMUSEUM BERN DU 13.05 AU 16.10.2022.

Vernissage le 12 mai 2022 de 18h30 à 21h

Le site du musée: ici


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L’ARTISTE A TOUJOURS UNE LONGUEUR D’AVANCE PAR RAPPORT À SON ÉPOQUE. C’est pourquoi les jeunes peintres qui se regroupent en 1888 autour de Paul Sérusier s’amusent à s’appeler entre eux les Nabis (prophètes ou initiés en hébreu). Sous l’impulsion de la commissaire Marta Dziewanska, l’exposition «d’adieu» du Kunstmuseum Bern dévoile des chefs d’œuvre de Pierre Bonnard, Félix Vallotton, Edouard Vuillard, Maurice Denis, ainsi que des toiles de Paul Gauguin et Odilon Redon, leurs aînés qui les ont influencés. Issus de la Fondation Hahnloser/Jaeggli et prêtés au Kunstmuseum de Berne à partir de mi-2017, ils réintégreront bientôt avec le reste de la collection leur ancienne demeure, la Villa Flora à Winterthour, entre-temps rénovée.

ARRÊT SUR IMAGE. Avec les Nabis, on quitte l’impressionnisme pour entrer dans le modernisme, soit une nouvelle façon de penser l’art où l’intériorité prend le pas sur la réalité extérieure, la dépouillant de sa composante narrative. Les Nabis recourent pour cela aux aplats de couleurs restructurant l’espace, à l’effacement de la perspective, à des contours flous, à des silhouettes ébauchées... L’observateur est dès lors appelé à jouer un rôle plus actif dans la production du sens. Redon encourage les Nabis à reproduire l’invisible à partir de la nature (cf ses illustrations «des Fleurs du Mal» de Baudelaire). Gauguin à «tout oser». Vuillard, avec ses sombres intérieurs domestiques aplanis, invite à l’introspection, attiré comme Redon par les «choses dissimulées, floues et énigmatiques». Il préfère suggérer les formes par de simples tissus plutôt que montrer des nus (cf Misia Sert, «Le peignoir rouge»). Vallotton, par ses lignes simplifiées, ses compositions planes et ses fonds souvent monochromes, nous place hors lieu et temps, dans un espace dénué d’émotion propice à la méditation. Quant à Bonnard, il peint souvent depuis une fenêtre surplombant son sujet comme pour prendre ses distances. Tous s’inspirent tant de leur vie quotidienne (scènes de rue, théâtre, cafés) que de leur environnement privé (salons, chambres, salles de bains, salles à manger, balcon, jardin). S’ils peignent des paysages, ce n’est jamais sur le motif mais en les recréant des mois plus tard à l’atelier.

LE DEHORS DANS LE DEDANS. Ainsi, le réel n’est pas ce que l’on voit, mais la réalité de ce que l’on ressent. C’est par ce biais que les Nabis abordent l’abstraction, et ce malgré le contenu on ne peut plus figuratif du tableau. Il faut se laisser happer par ce moment figé dans le silence où, au jardin, trois hommes penchés sur un damier réfléchissent (probablement des parents de Bonnard), tandis que les femmes, assises sur un banc, sont plongées dans la lecture ou la couture (on ne distingue pas bien car on est au-dessus de leurs têtes). Il pourrait s’agir d’une illustration de «Du côté de chez Swann» où le narrateur évoque sensations et images révolues. Le sujet principal du tableau est désormais l’imagination, la fantaisie, la sensibilité de son observateur. Si on regarde le tableau «Effet de glace» ou «Le tub» (Bonnard encore) qui montre ce que reflète le miroir de la salle de bains, c’est soudain l’intérieur du tableau qui nous saute à la figure, éparpillant nos repères…

… ET LE DEDANS DANS LE DEHORS. Les fleurs de «Dans un jardin méridional» (La Sieste) de Bonnard, semblent sortir du papier peint et on dirait Marthe allongée sur son lit. Les Nabis, guidés par leur intuition, souhaitaient descendre dans la rue à la rencontre des gens. La salle baptisée «Correspondances» révèle celle entre l’idéal des Nabis et l’art. On y découvre une série de lithographies de Vuillard (intitulée «Paysage et intérieur») où des moments éphémères sont évoqués, tel celui d’une passante traversant la rue luisante de pluie dans la nuit. Les xylographies de Vallotton représentent quant à elles des artistes de l’époque. Dans la série «Quelques aspects de la vie parisienne», on tombe en arrêt devant une promenade au bois de Boulogne où Bonnard réduit les arbres à des hachures, les voitures à des roues, les promeneurs à des taches. Au premier plan, la fraîcheur d’une jeune fille tenant un petit chien en laisse et celle de deux enfants sautillant aux côtés de la mère donne à sentir la gaieté et l’insouciance du présent. Avec cet artiste, on prend le pouls de la ville éclectique dans ses représentations de rues encombrées de monde (femmes gantées à capeline fleurie, bistrotiers, marchands), confrontée au défi des premières automobiles juxtaposant les fiacres encore tirés par des chevaux. Les formes se disloquent et la couleur prime pour dire la vie intérieure bouillonnante.

Les Nabis avaient ce rêve d’un art public (on pense aux affiches de Vuillard et Bonnard pour «la Revue blanche») que tout le monde pourrait voir (et pas seulement l’élite). On peut dire que notre époque a atteint ce but au-delà de toute espérance, ne serait-ce qu’avec tous les produits dérivés d’œuvres d’art envahissant les commerces. L’exposition «multimédia immersive» nous guette qui ne montre plus une seule œuvre (cf Van Gogh alive, the experience, qui nous bombarde de 3000 images). Raison de plus pour courir voir cette splendide exposition tant qu’il est encore temps.

Valérie Valkanap 12.05.22