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DÉFAILLANCE? ERREUR DE JUGEMENT? MAUVAISE ÉVALUATION DE LA SITUATION?

Texte: Laurence Hainault Aggeler


«NAUFRAGE» de  Vincent Delecroix, nrf, Gallimard

«Mon métier, ce n'est pas de m'intéresser à la vie de ces gens ni de m'émouvoir de leur souffrance, prétendue ou réelle, c'est de les sortir de la baille si nécessaire. [Je suis] littéralement au bout du rouleau, sur le rivage, là où viennent s’écraser les rouleaux, sans jamais me mouiller». (p.75)

Ce livre sera discuté dans le cadre de notre rencontre Les livres qu'on M, le choix Goncourt de la Suisse, le vendredi 27 octobre 2023 à 19h à l'ethz.

Dans le cadre de Zürich liest.

En collaboration avec la librairie mille et deux feuilles, l'ETHZ et le RoSE.



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27 MORTS
Une nuit de novembre 2021, une embarcation de migrants a sombré dans la Manche. L’opératrice, officier de marine du centre régional de surveillance a répondu aux 14 appels à l’aide sans envoyer le bateau de secours disponible.

Pourquoi? Comme il se doit ses réponses ont été enregistrées. Or ses propos étaient très déplacés: «T'entends pas. Tu ne seras pas sauvé. Je ne t'ai pas demandé de partir». La question est d'établir s'il y a eu défaillance psychologique ou erreur de jugement avant une éventuelle inculpation pour non-assistance à personne en danger.  

AUDITION
Inspiré par ce fait réel, Vincent Delecroix se met dans la tête de l’opératrice. Il fait alterner trois voix: celle de la capitaine de gendarmerie qui accuse, celle de la responsable qui tente de se justifier, celle du monologue intérieur de la même responsable. Abasourdie par sa propre réaction, l’opératrice peine cependant à comprendre le manque d’empathie de son interlocutrice. La sensibilité ne doit jamais avoir la priorité dans un travail où le sang-froid est essentiel et comment ne pas saisir que le spectacle répété du drame quotidien des naufragés anesthésie les sentiments! Le roman tourne de plus en plus au monologue. Le lecteur s’interroge: la capitaine de gendarmerie ressemble comme deux gouttes d'eau à l’opératrice. Cette dernière s’adresse-t-elle à sa propre conscience?

HUIS-CLOS GLACANT
Est-elle vraiment la seule à ressentir ce détachement qui empêche d’accorder le poids nécessaire à la réalité? Est-elle devenue un monstre indifférent à ces tragédies renouvelées? Pourtant il ne s’agit pas de sauver des individus, mais de sauver des vies. Et peu importe que ce soit la vie d’une ordure ou celle d’un héros, il faut sauver sans jugement donc sans état d’âme.

DÉRAPAGE
Hormis un court passage très fort dans lequel l'auteur raconte le naufrage de façon remarquablement distanciée sans jamais tomber dans le pathos, le roman est entièrement constitué de ce monologue. Peu à peu l’enquête dépasse le périmètre juridique pour procéder à une évaluation morale du comportement et poser la question du mal, ce mal amplifié par la mer dévoreuse d’hommes, immense et noire. En scrutant l’enfer nocturne, l’opératrice observe de plus en plus froidement «ce même type toujours qui retourne à l’eau et qui se met à couler au milieu de la Manche et qui attend qu’on vienne le chercher»! Elle sait que le migrant restera naufragé une fois sur la terre ferme.

QUESTIONS GÊNANTES
L’auteur dénonce une responsabilité collective: dans un naufrage, la noyade arrive en conclusion d’un long processus au bout duquel agit le sauveteur. En cas d’échec dû à une mauvaise estimation du danger, en cas d’épuisement psychologique, doit-il porter tout le poids du drame? «Qui se trouve sur le rivage? Qui regarde la terre ferme? Tout le monde. Le monde entier en vérité». De quel droit peut-on encore juger? «Naufrage» est un livre très littéraire, puissant et nécessaire. Troublant aussi, car il déclenche un profond sentiment de culpabilité.                                 

Publié le 8 octobre 2023