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QUESTIONS À ROBERT BOUVIER, COMÉDIEN ET DIRECTEUR DU THÉÂTRE DU PASSAGE

jonone1 280Le théâtre, le lieu où l'émerveillement est possible.jonone2 280Dans cette pièce: Désirs buissonniers, entièreté et surtout la question rimbaldienne: C'est quoi, la vraie vie? Photo: Camille Lamyjonone3 280Révéler un François voyou, anarchiste, visionnaire, sauvage...
Lune
«... J’essaie de me laisser traverser par la langue de Delteil et de rendre au public tout ce qu’elle m’apporte. N’importe quel passage s’apparente pour moi au bain révélateur dans lequel je trempais mes négatifs, quand je faisais de la photo, à 15 ans. Je me laisse plonger dans chaque phrase, pendant quelques minutes, incertain de l’image qui bientôt apparaîtra d’elle-même dans mon imaginaire, de l’émotion qu’elle va générer...»
Bleu«... Peu de saints ont autant inspiré les artistes que Saint François. Sans me lancer ici dans l’énumération des très nombreux peintres qui l’ont représenté, je citerais ici QUELQUES RÉALISATEURS (il y en eut près d’une vingtaine) qui en ont fait la figure centrale de leur film: Liliana Cavani, Roberto Rossellini, Pier Paolo Pasolini, Franco Zeffirelli, Michael Curtiz, Renaud Fely et Arnaud Louvet…
J’ai lu les LIVRES que lui ont consacré Nikos Katzantzàkis, Julien Green, Hermann Hesse, François Cheng, André Suarès, G K Chesterton sans oublier, bien sûr, un ouvrage qui me fit l’effet d’une déflagration: «Le très bas» de Christian Bobin et dont je me souviens précisément de nombreux passages... Mais mon préféré reste le François si humain et paradoxal rêvé par Joseph Delteil. »
VesteLe spectacle est proposé à Zurich le 9 janvier 2025. Il a été jusqu'ici joué devant des publics extrêmement différents: à Vidy à l'invitation de René Gonzalez, dans des Théâtres privés, comme à Paris, à Montparnasse, à Montréal, sur une plage de l'Ile Maurice, à Lausanne, à Limoux, la commune où naquit Joseph Delteil...


«FRANÇOIS D'ASSISE, UN SPECTACLE INCARNÉ»

Questions : Sandrine Charlot Zinsli (SCZ)


Parfois, on se rend à un apéro sans rien en attendre de spécial, en espérant surtout ne pas avoir mal à la tête le lendemain, et finalement, au moment de partir pour reprendre son train, il y a une rencontre. C'est ainsi, que ce projet d'inviter Robert Bouvier (RB) à Zurich est né.
De ma curiosité après quelques mots échangés avec le comédien. François d'Assise? Je n'en connaissais pas grand-chose et cela ne m'intéressait pas vraiment. Joseph Delteil? J'en avais vaguement entendu parler par un ami.

Et puis, j'ai trouvé les oeuvres complètes de Delteil à la bibliothèque. Et c'était plié.
Un texte comme cela, il fallait le faire venir à Zurich!

Il y a quelques jours, j'ai posé des questions à Robert Bouvier et c'est un peu de la mémoire de ce spectacle qu'il nous confie, ici. Qu'il en soit vivement remercié.

Tout dans la prose de Delteil parle au comédien: sa langue indomptée, une foi profonde en l'humain. Quant aux thèmes abordés, la non-violence, le détachement matériel, l'amour fou de la nature, disons, qu'ils nous parlent à nous toutes et tous. (SCZ)

Le spectacle de la Compagnie du passage sera donc joué le jeudi 9 janvier 2025, à 20h, au Théâtre Stok.

Complet! Ausverkauft!

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SCZ: Vous êtes encore pour quelques semaines à la tête du Théâtre du Passage à Neuchâtel et le 9 janvier, vous serez avec nous à Zurich pour jouer «François d'Assise». Avez-vous toujours continué à mettre en scène et à jouer? Est-ce important pour un directeur de théâtre d’être soi-même sur scène?

RB: Fin janvier, je pourrai me consacrer entièrement à la création mais un metteur en scène doit aussi assumer des tâches administratives lorsqu’il décide de monter un projet et le temps passé devant l’ordinateur à rédiger des dossiers est souvent bien plus long que celui vécu sur le plateau. Je me réjouis de pouvoir me plonger dans le travail de comédien et de metteur en scène en ayant l’esprit dégagé de toutes les responsabilités qui ont été les miennes pendant 25 ans. Mais j’ai beaucoup aimé pouvoir montrer au public de Neuchâtel les différentes facettes de leur directeur. Comme vous le relevez, j’ai pu en jouant me révéler intimement aux spectateurs et spectatrices, j’ai pu partager un peu de mes jardins secrets, de mes émotions, de mes faiblesses et cela c’est une grande chance. Le partage entre le directeur et le public s’en trouve encore renforcé, je trouve. Cela a créé une complicité qui m’était précieuse.

SCZ:
Vous vivez avec le personnage de François d’Assise depuis (très) longtemps. Comment se passe la cohabitation? Et qu’est-ce qui est spécial dans ce rôle?

RB:
Oui, je vis avec lui depuis 1991, mais le spectacle a été créé en 1994.
J’ai découvert «le poverello» car je jouais à Assise avec une troupe nommée Al-Hakawati (le conteur en arabe), réunissant des comédiens de Jérusalem et de Paris. Nous jouions tous en français, en italien, en anglais et même en arabe (dont j’avais appris les rudiments à cette occasion). Les tensions étaient fréquentes au sein de la compagnie car le spectacle nous confrontait à nos différences de culture et de mentalité. Le metteur en scène, loin de chercher à pacifier nos débats, attisait les querelles, se réjouissant de nous voir tous si impliqués dans nos rôles. L’un de nous, Etienne Oumedjkane, comédien inspiré et singulier, lui lança lors d’une répétition animée: «Il n’y a qu’une guerre, c’est l’esprit de guerre!». Cette phrase que je trouvais si pertinente dans ce contexte provenait du «François d’Assise» de Joseph Delteil qu’Etienne me donna aussitôt à lire et que je commençai dans le train. Après quelques pages, j’eus envie de tirer la sonnette d’alarme pour descendre à la première cabine téléphonique et appeler la Société des auteurs à Paris afin de demander les droits de l’ouvrage.

FRANÇOIS D'ASSISE ET JOSEPH DELTEIL étaient tout deux habités par une flamme que je sentais brûler en moi-même dans mon amour du théâtre mais aussi dans ma foi profonde en chaque être humain. Je me retrouvais dans la fougue de François, ses désirs buissonniers, sa fantaisie, ses contradictions, son entièreté, sa joie, sa quête d’innocence, son besoin viscéral de donner un sens à sa vie.
Et puis, je rêvais de me prendre à bras le corps avec la langue indomptée de Delteil, cette langue inouïe qui appelle la voix, le corps, la sueur, les larmes, le dépassement, cette langue qui toujours me rend sculpteur, danseur, peintre, chanteur, animal, funambule, maçon ou jongleur, cette langue comme un tremplin d’amour vers les autres.

Adel Hakim, le metteur en scène, avec qui j'avais déjà travaillé,   connaissait ma nature spontanée, instinctive, fantaisiste, ma personnalité impulsive de chien fou et d’hédoniste qu’il sut canaliser dans mon interprétation. Il m’apporta différentes sources d’inspiration pour révéler différentes facettes du personnage de François. Il me renvoyait par exemple à la rigueur et la passion d’un scientifique quand je répétais le passage sur «le magnifique régime de l’alimentation universelle». Il évoquait aussi souvent Ninetto, l’acteur fétiche de Pasolini, auquel je lui faisais penser et me demandait pour les scènes de jeunesse de François de m’inspirer des ragazzi de la banlieue romaine que l’on voit dans les films du cinéaste. Il fallait révéler un François voyou, anarchiste, visionnaire, sauvage, trouver la vitalité de ce saint qui ensainte et fait la courte échelle.

SCZ:
La pièce a-t-elle évolué, a-t-elle gagné en actualité?

RB:
Alors oui je suis aujourd’hui différent d’il y a trente ans. J’ai gagné en maturité, perdu en jeunesse mais je crois que le spectacle reste fort car j’ai toujours autant de plaisir à le jouer. Plus que jamais on évoque le besoin de se rattacher à la nature, de ne pas succomber au consumérisme à outrance, de retrouver ce qui est essentiel pour l’homme. Et hélas il y a toujours des guerres donc cette non-violence que François d’Assise prône si intelligemment résonne toujours intensément.

SCZ:
J’ai, grâce à ce projet, découvert la richesse de la langue de Joseph Delteil («Je suis entré dans la langue comme un bûcheron avec sa hâche») mais aussi son esprit libre et sa singularité («J'ai le cœur paysan et l'esprit surréaliste. C'est un bon contrepoids»).
Comment donner envie au public de découvrir aussi cette langue et cette œuvre foisonnantes?

RB:
J’ai l’impression que, quand Delteil écrit, il se lance dans l’imaginaire, comme s’il jetait ses filets dans une mer déchainée. Alors, dans l’écume, se mettent à briller des perles surgies des profondeurs. Après plus de cinq cents représentations, je continue d’en découvrir de nouvelles avec la même joie et le même étonnement.
Je l’imagine, à l’époque où il composait ce texte, se demandant à quel mot associer le cœur. Je le vois arpenter infatigablement les chemins de Grabels, la petite commune où il habitait, en quête du nom, de l’adjectif ou de l’adverbe indompté qui saura détourner sa phrase vers un ailleurs où les autres auteurs n’osent aventurer. Comme s’il fouillait fébrilement la terre, à la recherche d’un trésor, le cœur et les narines en joie, car l’humus, pardi, ça se hume. S’il capture un mot, c’est pour le rendre encore plus libre car sous sa plume, ce mot ne cessera de s’envoler, de rougir, de s’enhardir, de s’acoquiner à d’autres et de changer de sens si bon lui semble. Et soudain lui vient l’inspiration, comme une envie d’éternuer!

Delteil, les sens aux aguets, a fait mieux que réinventer François d’Assise, il l’a véritablement enfanté, il lui a donné (sa) vie puis l’a laissé vivre et… renaître...

Publié le 9 décembre 2024. Complété le 30 décembre.