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SÉROTONINE

serotonine 280

 

 


UN LOSER, UN RATÉ, UNE LOPETTE... ET L'AMOUR

Texte: Laurence Hainault Aggeler


Dans une France qui détruit ses campagnes et délaisse ses classes moyennes, voici le portrait sans concession d’un homme au bord de l’explosion sentimentale et sociale.



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Florent-Claude Labrouste est «une inconsistante lopette de 46 ans». C’est ainsi que le héros du nouveau roman de Michel Houellebecq se considère. Un «quadragénaire fourbu, un «loser», un «raté»: les qualificatifs ne manquent pas pour désigner ce cadre déprimé, figure tutélaire des livres  de l’auteur.  Repoussant tout acte ou décision conflictuelle, incapable de prendre sa vie en main, Florent ne trouve refuge que dans l'ingestion d’un médicament: le Captorix.

MAINTENIR LE DÉSESPOIR À UN NIVEAU ACCEPTABLE
«C’est un comprimé blanc, ovale, sécable». Une phrase scandée qui reste gravée jusqu'aux derniers mots. Ce remède libère dans le corps de la sérotonine, l’hormone du bonheur et agit plus rapidement et plus efficacement que n’importe quel autre traitement antidépresseur, mais il entraîne la perte de la libido et l’impuissance sexuelle. Florent l’avale néanmoins tous les matins, car il arrive ainsi à «maintenir le désespoir à un niveau acceptable» et évite de se tuer.

ÉCHAPPER À SA CONDITION
Mais un jour, il décide de partir. Il s’échappe de sa propre condition d’homme blessé, fuit son impuissance morale à affronter les autres dans une société qu’il ne reconnaît plus lui-même. Sa compagne devenue indifférente le trompe de façon éhontée dans des gangs-bangs. Son poste d’ingénieur agronome au ministère de l’Agriculture, dont la vacuité n’a d’égale que la rémunération, lui rend la vie intenable.  Un seul bémol peut à ce point déconcerter voire décourager le lecteur: l’expression atteint un degré de vulgarité presque insupportable pour décrire les obsessions sexuelles récurrentes du protagoniste. Traduction probable de l’écœurement profond devant le spectacle de ces individus désespérés par un monde qui les écrase. Il serait dommage de ne pas poursuivre.

UNE SOCIÉTÉ GLOBALEMENT INHUMAINE
Florent rend alors visite à son seul ami, Aymeric, éleveur de vaches normandes et laitières. Cet aristocrate-paysan ayant fait le choix d’une agriculture durable, connaît une situation économique affligeante. Il lui explique à quel point la paysannerie se trouve menacée. L’industrialisation et le  néo-libéralisme envahissent tous les secteurs, au mépris des règles de bon sens ou de santé collective. Les accords de libre-échange tuent les producteurs locaux, au sens propre comme au figuré. Cette idée que Florent peinait à concevoir dans son ancien bureau du ministère deviendra évidente dans la réalité.
Toute cette partie sociale du roman s’avère remarquable. Le style bien connu de Michel Houellebecq, empli de réflexions sarcastiques, et parfois de diatribes provocatrices, se fait ici plus épuré et littéraire. Son constat froid, rude, désincarné, sans appel, met souvent le lecteur à distance et compose une sorte de poésie tragique dans «une société globalement inhumaine et merdique».

LA DÉCADENCE DU MÂLE BLANC
Mais les observations acerbes n’arrangent pas le moral de notre héros déprimé. L’impuissance de son ami Aymeric fait écho à la sienne, en tant qu’homme sexué.  Voici de nouveau décrite la décadence du mâle blanc occidental de classe moyenne supérieure, thème de prédilection de l’univers houellebecquien. Mais si la déchéance, l’abandon,le désespoir semblent sans fond, à quoi sert la sérotonine?

L’AMOUR PERDU
En fait cet antidépresseur est un leurre, «une drogue simple et dure, qui n’apporte aucune joie, et se définit entièrement par le manque, et par la cessation du manque».  L’auteur pose alors la question-clé: qu’est-ce que le bonheur, finalement? Florent attend qu’une femme vienne «sauver sa bite, son être et son âme». Les promesses prennent les traits d’un seul visage, Camille, son  grand amour perdu, catalyseur de toutes ses pensées. L’échec de cette histoire sentimentale sera narré avec poésie et tristesse, un moment différent, doux, profond.
Avant de fermer le livre, tout lecteur s'interrogera. Tellement excessif, Sérotonine ne serait-il pas tout simplement un roman sur l’amour? Et après «Les Particules élémentaires», «Extension du domaine de la lutte» ou encore «La Carte et le territoire», Michel Houellebecq, magistral observateur de notre temps, ne serait-il pas au final un être affamé de passion?
 
L.H.A 03/2019