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«OTAGES»

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LA VIOLENCE ÉCONOMIQUE ET SON POISON

Texte: Valérie Lobsiger


«Otages», de Nina Bouraoui
(JC Lattès, 152 p., février 2020)

«On ne peut pas toujours écraser les plus démunis».

Un livre tranchant comme un couteau qui dénonce les abus de pouvoir économique commis au nom de la crise.


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SYLVIE MEYER N’EST PAS UNE FAIBLE. 53 ans, deux fils à nourrir, un mari qui l’a quittée du jour au lendemain après 25 ans de vie commune. C’est une femme de devoir qui ne connait pas la violence, n’a pas peur de l’effort, ne se plaint jamais et ne sait pas «penser négatif». Droite dans ses bottes, engagée, responsable, aimant son travail, respectant la hiérarchie (celle du patron, celle du mari). Elle travaille depuis une vingtaine d’années à la Cagex (cette dénomination est une bonne trouvaille!), une usine de caoutchouc dirigée par Victor Andrieu où elle a gravi peu à peu les échelons pour devenir contremaitre. Dans la vie, Sylvie n’a «pas le temps pour le plaisir» (et «c’est une erreur, le plaisir étant l’une des façons d’échapper au réel» confie-t-elle au lecteur dès les premières pages). Et qu’arrive-t-il bien souvent à ces personnes qui sont intelligentes, travailleuses et affichent profil bas? Elles se font exploiter.

N’EST-IL PAS DÉPLACÉ POUR UN ENTREPRENEUR de se plaindre de ses soucis financiers et de ses responsabilités de chef d’entreprise auprès de ses employés? Et pourtant, c’est bien ce à quoi s’abaisse Andrieu quand son usine commence à lui faire perdre de l’argent. Utilisant l’autorité naturelle de Sylvie auprès des ouvrières qui la respectent, il se défausse sur elle et lui demande bientôt d’accomplir à sa place le sale boulot. Sylvie s’exécute en bon petit soldat mais en elle la colère ne tarde pas à gronder et son mépris vis-à-vis de son chef s’accroît. Thème d’actualité brûlante tant en littérature (cf l’excellent «Article 353 du Code Pénal», de Tanguy Viel) qu’au grand écran («Deux jours, une nuit», des frères Dardenne, «Ceux qui travaillent» du Suisse Antoine Russbach, mais aussi les films de Ken Loach, dont «Moi Daniel Blake» et son tout dernier, l’implacable «Sorry, we missed you», qu’il faut à tout prix voir), la violence économique est ici abordée sous l’angle de son pernicieux poison.

LE STYLE EMPOULÉ, INDIGNE ET FAUX-CUL qu’adopte Andrieu quand il s’adresse à Sylvie pour lui faire parvenir son message, dégraisser donc, actionne une tension formidable. La bassesse de ses périphrases et de ses flatteries lui laissant croire qu’elle est «du côté des gagnants» est intolérable et, littérairement parlant, c’est une vraie réussite. De qui se moque-t-on, s’interroge-t-on, de plus en plus indigné. Selon Andrieu, il ne s’agit par exemple pas de licencier, mais seulement de constituer des «viviers» («Je m’explique: un vivier est une niche. C’est une belle image, non? Réconfortante je trouve».). Ce discours mielleux est placé en retrait du texte et dans une autre taille de police pour bien frapper l’esprit du lecteur. Ça fonctionne très bien. On sent le malaise nous gagner en même temps que Sylvie. On sent le couteau sous notre gorge et on n’a qu’une envie: le retourner contre l’agresseur. Sylvie se sent salie. Malgré elle, elle a pris goût au pouvoir et il est en train de la détruire. Elle se révolte. Et par cet acte, c’est un autre rabaissement qui resurgit et peut enfin être dit dans un grand sentiment de libération.

Nota bene à l’intention de ceux qui pensent avoir tout deviné: lecteur, rien ne se passera comme tu l’as un peu trop vite cru!

VL 31.05.2020