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«CES PRISONS OÙ NOUS CHOISSONS DE VIVRE»

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NE PAS SUIVRE LA MEUTE...

Texte: Laurence Hainault Aggeler


«En quelque lieu que nous portions notre regard, nous voyons à l’œuvre la violence, la stupidité, au point que rien d’autre ne semble exister que ce retour à la barbarie […] Comme hypnotisés par elle, nous ne prêtons pas attention, sinon pour les déprécier, aux forces non moins puissantes qui s’y opposent - les forces de la raison, du bon sens et de la civilisation».

Au cours d’un cycle de conférences données dans les années 80, Doris Lessing, prix Nobel de littérature, s’interroge sur les défis à relever au XXIe siècle.

Un aspect visionnaire déconcertant explique le succès récent de leur traduction en français.


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RÉSISITER À LA FRÉNÉSIE GÉNÉRALE
Notre connaissance de nous-mêmes n’a jamais été aussi approfondie depuis des millénaires, mais elle ne sert pas à modifier nos schémas comportementaux. Or il est grand temps d’utiliser notre esprit critique pour résister à la frénésie générale. Faute de quoi nous reproduirons les mêmes erreurs, nous resterons passifs, nous nous laisserons manipuler.

QUAND LA VIOLENCE SORT DE L'OMBRE
Certains aiment se battre et en trouvent l’idée excitante. La fascination pour les massacres sévit chez ceux qu’on croirait loin de ce genre de pensée. Doris Lessing rappelle le temps des brigades rouges quand des centaines de jeunes aux motivations les plus nobles ont prôné l’assassinat politique. Elle se réfère également au mouvement des mineurs anglais en 1984, dont l’analyse peut s’appliquer à notre époque. Dès lors qu’éclatent des grèves, les tragédies se produisent nécessairement, car des amateurs de violence sortent de l’ombre et tous sont emportés par une folie primitive basée sur des formules prévisibles. Ce phénomène est étudié depuis plusieurs années. Ne faut-il pas aujourd’hui trouver les moyens d’en éviter la reproduction ?

GARE À CELUI DONT LES IDÉES DIVERGENT
Doris Lessing décrit aussi les dangers de l’esprit de groupe. Presque toutes les pressions extérieures se présentent sous la forme de croyances ou de besoins collectifs, de patriotisme, de devoirs locaux tels ceux qu’impose une ville. S’y ajoutent les pressions intérieures puissantes et subtiles qui poussent l'individu à rester dans les rangs. Elles sont encore plus redoutables et difficiles à contrôler. Gare à celui dont les idées divergent de la communauté. Il sera considéré comme un criminel en vertu d’un automatisme incompréhensible.

UNE MACHINE À ENGOURDIR LA PENSÉE
Or, même si elle est censée nous protéger de cette intolérance, l’attitude des intellectuels ou plutôt leur mode d’expression s'avère insatisfaisant. Doris Lessing s'attaque en premier aux universitaires dont la verbosité lui apparaît comme un fléau en voie de contaminer le monde entier. Elle se demande comment arrêter «cette machine à engourdir la pensée qui semble se perpétuer elle-même». Elle reconnaît que certaines propositions peuvent être utiles et refléter les recherches de départements compétents. Mais pour transformer nos sociétés, il faut sortir de ce langage illisible, car il nuit à une libération de la pensée. Il nous emprisonne. Doris Lessing s’insurge également contre les critiques littéraires qui inscrivent les écrivains dans des engagements stéréotypés soumis au goût du jour. Or une œuvre d’imagination construit sa narration sur le mode intuitif. La cataloguer c’est la trahir donc entraver le développement de la réflexion générale.

DORIS LESSING CONNAÎT SES DÉTRACTEURS.
L’écrivaine n’ignore pas qu’elle sera attaquée pour avoir défendu une élite dissidente, le terme «élite» en lui-même étant suspect. Avec un côté frondeur, elle accepte de réviser son lexique («Nous vivons à une époque où les gens peuvent tuer pour un mot ou une expression») sans pour autant changer son opinion sur la valeur intrinsèque des sujets sélectionnés, reconnus et intellectuellement rebelles.

NE PAS SUIVRE LA MEUTE
En 1980, Doris Lessing estimait indispensable de redéfinir les positions idéologiques afin de sortir d’une attitude grégaire et soumise. Elle nous exhortait à soutenir la minorité résistante qui ne favorise pas l’adhésion à la meute. Elle conseillait de former la prochaine génération à garder son indépendance d’esprit.

Apparemment le chemin est plus long qu’elle ne l’imaginait, car ses recommandations restent percutantes en 2020.

L.H.A 10/2020