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EN HOMMAGE À BERNARD HAITINK

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LETTRE À UN CHEF D'ORCHESTRE

Texte: Pascal Sigrist


Hommage à Bernard Haitink, qui s’est éteint le 21 octobre dernier dans son domicile londonien, à 92 ans


Lire la lettre précédente: Hommage à Edita Gruberovà


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Zurich, le 21 novembre 2021


Cher Monsieur,

Ce soir, j’écoute le dernier acte d’un opéra magnifique, dans un enregistrement que vous dirigez avec l’Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise. Il y est question d’un père perdu, contraint de punir sa fille préférée, qui lui tient tête et qui avait tenté de s’enfuir avec l’aide de ses sœurs. Ce n’est pas que la malheureuse ait mal rangé sa chambre, ait fumé en cachette ou soit rentrée trop tard d’une soirée entre copains. Non, opéra oblige, sa faute a plus d’envergure: elle a épargné l’homme que son père lui avait demandé de tuer, le tout pour une sombre histoire d’honneur familial. La punition consiste à plonger la jeune fille dans un sommeil enchanté, la condamnant à être réveillée et prise pour épouse par le premier venu!

Les noms des sœurs sont à coucher dehors, mais ils sentent bon la profondeur des forêts germaniques, sources de légendes et de mythes extraordinaires: Helmwige, Gerhilde, Ortlinde, Waltraute, Siegrune, Rossweisse, Grimgerde et Schwertleite. Le père, quant à lui, se nomme Wotan et la fille punie Brünnhilde, la Walkyrie de l’opéra éponyme, future épouse du fameux Siegfried. Cédant aux supplications de sa fille, Wotan se laisse finalement convaincre de protéger le sommeil de cette dernière par un cercle de feu. Ce cercle ne pourra être brisé que par un héros, digne de la victime endormie.

Il m’a fallu longtemps pour accéder à la musique de Richard Wagner. J’ai essayé régulièrement, assidument, mais si souvent sans conviction, écoutant de nombreuses interprétations. Et un beau jour, c’est en découvrant votre version du Ring des Nibelungen, que Wagner a par ailleurs composé en grande partie ici, à Zurich, que j’ai trouvé la clé qu’il me fallait. Grâce à vous, je suis tombé sous le charme de l’infinie douceur et de l’immense humanité que dégage cette musique. On est immédiatement envoûté, ayant l’impression délicieuse de toucher, oui de caresser les tissus de velours et de satin, dans lesquels le compositeur prenait l’étrange plaisir de se draper lorsqu’il créait. Même dans votre interprétation de la fameuse marche des Walkyries, pièce bien souvent maltraitée à outrance, on a l’illusion non seulement de ressentir la peur des cavalières en fuite, mais également l’amour sororal qui les unit, ainsi que l’affection portée à leur père, voire une certaine tristesse de l’avoir déçu.

Cher Monsieur, il n’y a bien sûr pas que Wagner que vous saviez diriger à merveille. Nombreux sont les compositeurs qui vous vont comme un gant: Mozart, Beethoven, Mahler, Brahms, Chostakovitch et tant d’autres. Anton Bruckner également, de toute évidence. J’en veux pour preuve un de vos tout derniers concerts, auquel j’ai eu l’énorme privilège d’assister. C’était le 14 avril 2019 au KKL de Lucerne. Vous y avez dirigé, à 90 ans (!), le concerto pour piano KV 503 de Mozart et la sixième symphonie de Bruckner, à nouveau avec l’Orchestre de la Radio bavaroise, celui précisément avec lequel vous avez enregistré le Ring qui me tient tant à cœur. Je me souviens: dès les premiers frémissements de la symphonie sous votre baguette, la magie brucknérienne opérait, dans une symbiose parfaite entre l’orchestre, vous et la salle entière. Vous faisiez tendre des lignes musicales infinies à vos musiciens, présentant l’œuvre comme une marche continuelle en avant, une quête répétitive et incessante vers la lumière, un énorme cri d’espoir.

Un jour, un journaliste vous a posé la question suivante dans une interview: «Pensez-vous, cher Monsieur Haitink, que l’homme devient "meilleur" à travers la musique, plus intelligent, communicatif et sensible?», ce à quoi vous avez répondu: «Oui, bien sûr - mais que très brièvement». Après le concert au KKL, en voyant la foule heureuse dans le foyer, j’avais pourtant une fois de plus la certitude qu’avec vous, cette brièveté durait plus longtemps...

C’est bientôt la fin de l’opéra. Brünnhilde s’est doucement endormie sur son rocher. Les flammes du cercle de feu, qui vient de s’embraser autour d’elle, s’élancent au ciel. La musique, poignante et sereine, s’éteint dans un pianissimo béant.

Cher Maître, vous laissez un grand vide derrière vous. Vous nous manquez déjà.

Pascal Sigrist


PS: Est-ce un hasard que ma scène préférée de James Bond me fasse penser à la Walkyrie, et donc indirectement à vous? Le thème, ou dois-je dire le leitmotiv musical de Vesper, Bond-Woman par excellence, sanglotant toute habillée sous une douche d’hôtel dans «Casino Royale», ressemble étrangement à la fin de l’opéra de Wagner - et c’est très bien comme ça.

PPS: Dans la bande son du film «The Da Vinci Code», quand Tom Hanks s’agenouille sur la pyramide inversée du Louvre, ayant finalement trouvé l’emplacement du Graal, ne semble-t-on pas reconnaître des bribes de la fin du premier mouvement de la sixième symphonie de Bruckner? Rassurez-vous, je m’arrêterai là avec mes comparaisons fantaisistes…

PPPS: Merci, Maestro, pour la précieuse clé du Ring, qui ouvre des portes à l’infini…

Publié le 3/12/2021