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UN REGARD DÉCALÉ

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Texte: Valérie Valkanap


Par-delà les modes, certains livres sont et resteront des outils de réflexion augmentée

Portraits clandestins, de Daniel de Roulet , Ed. La Baconnière, déc.2022, 176 p.


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Voir par les yeux de Daniel de Roulet, c’est découvrir à nouveau, d’une façon décapante et décalée. Qu’est-ce qui pousse un homme à écrire? Qu’est-ce qui fait qu’on le lit encore longtemps après sa mort? Pour ceux qu’intéresseraient les «petits trafics que la fiction et la pensée entretiennent avec tout le banal, tout le trivial de l’existence» (Nathalie Piégay, qui préface le livre), ces portraits offriront quelques pistes. Ainsi celui de STENDHAL qui ouvre la série et dont l’auteur, parti sur ses traces en relisant ses récits de voyages, nous révèle mensonges et inexactitudes. C’est que les interactions sociales et le monde des émotions importaient plus à Stendhal que le paysage. Il ne le savait pas encore lui-même, mais ses romans étaient en cours de gestation.

Ce n’est pas parce qu’on visitera la maison VICTOR HUGO (deuxième portrait), à Bièvres ou ailleurs, qu’on en saura plus sur le grand homme. Qu’importe dès lors nos détours et impasses, semble nous dire l’auteur, si notre fantaisie est en marche?

Son récit sur NIETZSCHE fait frissonner tant il entraîne d’implications: nos outils (en l’occurrence une machine à écrire pour Nietzsche devenu aveugle) façonneraient-ils notre psychisme ?

Pistant MARCEL PROUST à Evian, l’auteur montre l’imagination à l’œuvre, qui métamorphose un souvenir d’hôtel de bord de lac en un Grand Hôtel à Balbec. Il nous invite même à réfléchir un cran plus loin. Que dire des images engendrées par nos propres lectures? Il est vain de vouloir les ancrer dans une quelconque réalité, même si c’est pourtant ce qui nous taraude…

Pour dresser le portrait de WALSER, l’auteur nous place dans la peau d’une femme que l’écrivain énigmatique a autrefois fréquentée. On ne peut s’empêcher de ressentir un pincement au cœur. Moins pour la femme, objet de désir purement fantasmé, que pour l’écrivain qui œuvre dans un si cruel isolement.

L’auteur adopte la prose poétique de GUSTAVE ROUD et RAYMOND CARVER, que ce soit pour en prolonger la portée jusqu’à aujourd’hui, ou pour en offrir un saisissant concentré de vie.

Et puis il y a les écrivains auxquels Daniel de Roulet s’adresse directement. Il tutoie ANNEMARIE SCHWARZENBACH dont il apprécie le courage, mais vouvoie (l’auteur dit joliment «voussoie») ROGER VAILLAND et JEAN STAROBINSKI. Le premier a su pressentir un changement dans les rapports hommes-femmes, l’autre devenu «plus suisse que les Suisses», manquait selon lui de recul. Quand il évoque les écrivains qu’il a connus, l’auteur s’autorise des portraits plus …épidermiques. On devine sa détestation de CHESSEX (dont il n’aime pas les «postures») et sa grande affection pour AGOTA KRISTOF (qui obéit à une exigence venue «du dedans»).

Fasciné par l’intensité de ces portraits qu’on ne peut tous citer ici, on referme le livre avec l’impression de mieux connaître un auteur plus que jamais réfractaire aux idées convenues. (V.V.)

Publié le 9 février 2023