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RESPIRER AUJOURD'HUI

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SES ASPECTS SOCIAUX, LITTÉRAIRES, ENVIRONNEMEN-
TAUX...

Texte: Laurence Hainault Aggeler


«Respirer aujourd’hui. Une enquête dans le paysage, les arts et les luttes» Marielle Macé

«Va pour la conspiration de la douceur, pour dissoudre au moins un peu, dans cette atmosphère si épaisse, les virilismes, et les coups, et les morgues, et les rentes».

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La chaire de culture et de littérature françaises de l’ETHZ a confié le séminaire du semestre d’automne 2023 à Marielle Macé, écrivaine française et chercheuse à l’EHESS. L’enseignante aime convaincre sans heurter. Souriante et tranquille, elle creuse les idées une à une avec une précision têtue tout en restant ouverte au dialogue et aux digressions.

CONSPIRATION
Tout commence par les corps qui conspirent, co-respirent. Sachons «prendre l’air, le laisser pénétrer en soi puis le redonner au monde dans une interdépendance fondamentale des vies». Marielle Macé égrène les termes de la respiration (aspirer, inspirer, expirer) avec une conscience précise de leur poids. Et, se référant à d’autres penseurs, poètes ou philosophes, elle en redéfinit les sens et les engagements, étudie les manques, la progression de notre asphyxie contemporaine.

IRRESPÉRABILITÉ
Marielle Macé a souffert de l’asthme dès son enfance. Depuis toujours «l’irrespirabilité» la concerne. Mais quand la pandémie a fait disparaître le droit à respirer librement, l’atmosphère est devenue suspecte. Et depuis lors «le côtoiement se limite alors qu’il se situe au cœur de l’expérience démocratique». Un danger se profile.

INÉGALITÉS
Le premier axe de réflexion adopte un point de vue social. Arlette Farge dénonce les maladies respiratoires collectives. L’historienne Judith Rainhorn écrit «L’histoire d’un poison légal», la céruse totalement nocive à l’ouvrier peintre. Un instrument de mesure de la capacité pulmonaire veut démontrer une propension des Noirs à certaines pathologies respiratoires dues en fait à leurs mauvaises conditions de vie. Les émanations de gaz toxique des décharges à ciel ouvert condamnent les riverains à l’étouffement. Lucie Taïeb enquête sur cette immense poubelle de Freshkills, un arrondissement oublié de New York. Bref certains respirent mieux que d’autres. Il est temps pour Marielle Macé de dénoncer les inégalités devant la respiration.

PARTICIPATION AU PAYSAGE
Puis le cours adopte un angle littéraire. «Si on m’ouvrait, on trouverait des plages» disait Agnès Varda dans le film «Les plages d’Agnès». Le site et l’homme se tiennent l’un l’autre. Malgré une allergie saisonnière, le grand poète Andreas Zanzotto attend la reverdure des foins, «il devient au printemps ce capteur hypersensible de participation au monde». Et l’écriture respirante surgit. Chacun s'associe au paysage par tout le corps, la vue, les odeurs, les sons, la température et l’atmosphère résulte de l’expiration d’autres vivants. Ainsi «toute vie est adossée à une autre vie» affirme Corinne Pelluchon dans son recueil «Les nourritures». Marielle Macé insiste également sur cette corrélation entre le dedans et le dehors, «cette ascension d’un moi météorologique qui vous transforme en un instrument sensible à une nouvelle variabilité».
 
LES «RESPIRANTS»
Sont alors présentées Pierre Pachet («Baromètre de l’âme»), Pascal Quignard («Les heures heureuses»), Baudelaire qui, dans «Hémisphère dans une chevelure», hume les parfums, les vapeurs, les pluies, les buées, l’aura liée à chaque existence. La poésie étire les voyelles, les dissocie, permet de respirer. L’invité du semestre, Stéphane Bouquet veut « ouvrir des endroits pour mieux supporter la vie … inventer des paysages qui nous désirent»! Il évoque le partage des rythmes, la hiérarchie des sens, les fulgurances et s’appuie sur la liquidité des sons.

LE SOUFFLE
Les haïkus, ces poèmes de trois vers au rythme codifié transmettent les séismes respiratoires. Ceux de l’écrivaine japonaise Ryoko Sekigushi évoquent le «nagori», cette sensation fugitive éprouvée une dernière fois avant son retour, comme celles liées aux saisons qui tournent et réapparaissent. La mort avant la réitération de la vie, la vie dans la mort et les morts dans nos vies. Un destin immuable malgré toutes les techniques de conservation.

CONSENTIR À RESPIRER
D’autres haïkus parlent d’asphyxie. Ecrits par les soldats dans les tranchées de la guerre 14-18 ils sont rassemblés dans l’anthologie de Dominique Chipot, «En pleine figure». Dans le récit «Subsidence» de l’auteur libanais Camille Ammoun, la non-résilience, l’impossibilité de surmonter la succession des chocs coupe le souffle. Le soldat étouffe, Beyrouth suffoque. Marielle Macé souligne les violences du manque d’air et prend la décision de s’obstiner à respirer.

ARCHITECTURE ET RESPIRATION
Le cours se tourne ensuite vers l’habitat. Ainsi, La Grande bibliothèque de Paris (la BNF) est-elle un ensemble de blocs gigantesques posés tels des livres ouverts, autour d’un jardin encaissé. Les ouvrages y sont protégés, l’air ne s’engouffre pas, il circule. Pour Déborah Levy la maison est une unité nucléaire respirante qui lui permet d’entretenir avec les autres des liens bienfaisants, aérés. Et sa petite cabane de jardin transformée en espace d’écriture devient un autre lieu de respiration. Marielle Macé évoque enfin l’architecture contemporaine. La respirabilité dépend de l’allègement des formes, de la qualité des passages choisis selon les conditions climatiques, de la suppression du superflu décoratif préconisée par Adolf Loos.

PAROLE ET RESPIRATION
La dernière partie du séminaire présente les liens concrets entre la parole et l’état respirable du monde. «I can’t breathe», huit minutes et demie d’agonie, une phrase virale devenue slogan. La parole d’une victime écoutée puis relayée prend une force démocratique. La parole est aussi un acte d’expiration modulable. Dans «Les intraduisibles», Barbara Cassin répertorie les mots les plus lourds de sens dans nos cultures et nos philosophies, ceux qui rendent la traduction complexe et nécessaire. Là encore, il s’agit de co-respirer entre vivants. Troisième aspect: la parole fait partie de nos responsabilités environnementales. Or c’est une des régions les plus polluées de la planète. Fausses nouvelles, négligences, inadéquations hautaines, «signes et déchets de signes font nos milieux de vie». Marielle Macé revendique une défense du territoire linguistique.

La chercheuse a présenté de multiples toxicités et bon nombre de respirations. L’enseignante a stimulé nos prises de conscience, l’écrivaine a décrit les moyens d’affronter la réalité avec courage et détermination. Cette rétrospective partielle du séminaire de Marielle Macé ne retrace que la ligne de crête d’une pensée féconde. Lisez son dernier essai «Respire», il propose des références complémentaires, approfondit les axes de réflexion. Car il faut absolument continuer ensemble à respirer, inspirer, expirer et surtout … espérer!   
LAH 12/2023

Publié le 14 janvier 2024