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QUE NOTRE JOIE DEMEURE
SUR LA VIOLENCE DES ULTRA-RICHES ET LA GENTRIFICATION
Texte: Laurence Hainault Aggeler
«Que notre joie demeure», le roman impitoyable de Kevin Lambert
Comment écrire l'architecture? Décrire l'évolution d'un quartier? Le monde des nantis? La suffisance de classe? Les inégalités? Les failles personnelles? Le rôle des médias? La place de l'individu face aux structures?
UNE RELECTURE CONTESTÉE
Ce troisième roman de l’écrivain québécois a obtenu un succès critique (Prix Médicis 2023) et populaire indéniable, même si la relecture par une poétesse d’origine haïtienne fut considérée comme une soumission regrettable à la censure wokiste. Pourtant, la démarche s’avère compréhensible. Un des protagonistes, Pierre-Moïse, est un jeune homosexuel haïtien plongé dans le milieu des architectes blancs et machos. Le risque de tomber dans les clichés sur la représentation des gens de couleur était grand et cela méritait qu’on affine les nuances.
TOUT COMMENCE PAR UNE FÊTE D'ANNIVERSAIRE
L’élite québécoise des nantis y est rassemblée. Un milieu mondain, superficiel et décadent où se pavanent «de jeunes garçons musclés et spermatiques». Presque cent pages pour traverser chaque personnage à la façon d’un courant d’air et entendre les voix des cyniques, des vénaux, des artistes aussi. Une démarche inouïe d’écriture!
IMMERSION DANS L'UNIVERS DES ULTRA-RICHES
Va suivre le récit du destin de certains invités dont celui d’une architecte milliardaire partie de rien et mondialement connue, Céline Wachowski, fondatrice des Ateliers C/W. De renommée internationale, cette sexagénaire menue reçoit des commandes de prestige, anime aussi son propre show sur Netflix et publie des best-sellers. En mettant les autres à l’écart, elle a vécu pour sa priorité absolue: produire une beauté de volumes en couleurs, transparences et labyrinthes. Mais si le nouveau quartier montréalais marque bien l’aboutissement de son style, il provoque une gentrification fatale aux anciens habitants et devient le symbole d’un système urbain en déliquescence.
LA STAR TOMBE EN DISGRÂCE
Un beau jour, l’article d’une journaliste fait éclater le scandale et déclenche des manifestations contre Céline, des menaces de mort, le saccage de sa maison. L’égérie est accusée, ses méthodes de travail condamnées, l’utilisation de sa fortune contestée. Elle perd la direction de sa propre entreprise et réalise qu’elle a négligé l’effet de ses constructions sur le tissu social. Céline, atterrée, va devoir sortir de sa forteresse pour être confrontée à la douleur insoutenable du milieu dont elle est issue.
VA-T-ELLE PARVENIR À SE JUSTIFIER?
Et pourtant n’a-t-elle pas «fait travailler des milliers de personnes, permis à Montréal de rayonner, créé des fondations»? Son travail n’a-t-il pas été motivé «par sa passion pour les lieux, pour la beauté, pour la fureur des floraisons éphémères et l’éternité du granit, du verre et de l’acier…» Devrait-elle changer de direction ou refuser au contraire de douter d’elle-même? Ultime perversité: serait-il possible de tirer profit de sa propre chute?
TANT DE QUESTIONS SANS RÉPONSES!
Ce roman voit s’affronter les idéaux et l’arrivisme débridé, interroge l’illégitimité des privilèges et médite sur la culpabilité des possédants dans le monde qu’ils ont façonné. Il est traversé par des intrigues dont le narratif est magistralement orchestré. Les questions en suspens laissent aux idées une liberté d'interprétation voire d’évolution, afin «que notre joie demeure».
Publié le 9 mai 2024
