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LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT

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LITTÉRATURE ET HISTOIRE

Texte: Laurence Hainault Aggeler


Chaire de littérature et de culture française de l’ETHZ

Semestre d’automne 2024
Ici l'info sur le cours dans notre agenda

Ici le lien à la Chaire


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Nous connaissions l’écrivain, cet automne nous avons découvert le conférencier quand Louis-Philippe Dalembert a identifié l’Histoire comme source de création littéraire. D’entrée il a déclaré: «Le récit fictionnel historique opère une connexion organique entre les événements, les mœurs de l’époque et l’aventure des personnages principaux […] Certains liens s’établissent alors entre l’intrigue et la documentation à respecter au nom de l’éthique». Louis-Philippe Dalembert a choisi d’appuyer sa réflexion sur la présentation de six romans dont les procédés d’écriture et de traitement des sources diffèrent clairement.

«L’AFFAIRE DE L'ESCLAVE FURCY»
MOHAMMED AISSAOUI relate l’histoire vraie de Furcy, fils d’une esclave affranchie sans le savoir. L’intrigue se situe dans l’île de la Réunion entre la fin du 18e siècle et le milieu du 19e. Lorsque le jeune homme découvre le subterfuge, il décide de consacrer son existence à lutter juridiquement et finit par obtenir un statut légitime de citoyen libre. L’écrivain invité dans le cours décrivit son travail d’enquête basé sur la lecture de lettres, de plaidoiries éparpillées, d’archives laissées à l’abandon. En écoutant son récit, les étudiants ont pris conscience de l’énergie documentaire nécessaire à déployer avant même d’assurer la mise en scène littéraire.

«LE MANUSCRIT DE PORT-ÉBÈNE»
DOMINIQUE BONA, en revanche, invente une héroïne pour la mettre en relation avec certains personnages véridiques dans un décor historique vérifiable. Son roman se déroule à Saint-Domingue (actuelle Haïti) pendant la Révolution française, au moment où la colonie bascule. Issue de la petite noblesse vendéenne désargentée, Blanche (un nom lourd de significations) est mariée par correspondance au propriétaire d'une plantation. Elle débarque sans connaître son époux et encore moins la société inégalitaire d’outre-mer. Blanche enfreint innocemment les règles ségrégatives et le paiera cher. Après l’insurrection, devenue veuve, elle regagne la France avec sa fille et finit comme dame de compagnie. Se succèdent ainsi tous les types de luttes historiques: la lutte des Blancs contre les Noirs et les métis, des hommes libres contre les esclaves, des chrétiens contre le culte vaudou, des parvenus contre les représentants de l’ancien régime et celle des femmes exploitées et soumises à la domination masculine. Dans ce roman palpitant aux multiples rebondissements, la narration est prise en charge par le détenteur du journal de l’héroïne, l’Histoire est donc revisitée par un double ressenti littéraire décalé chronologiquement.

«CRIS»
LAURENT GAUDÉ nous livre un roman d’une troisième facture. À l’intérieur d’une construction théâtrale originale, chaque personnage témoigne indépendamment de tout narrateur. Jules, seul porte-parole, est chargé de la présentation des soldats, simples figures entassées dans la souffrance de leurs tranchées : le planqué, le fou de douleur, le héros, le miraculé, l’innocent. Les éléments historiques précis sont rarissimes. Louis- Philippe Dalembert rappela donc la trame des événements de la Première Guerre mondiale, avant d’analyser ensuite la traduction fictionnelle d’un combat déshumanisant où chaque monologue restitue sans filtre l’horreur d’une époque.

«AVANT QUE LES OMBRES S'EFFACENT»
LOUIS PHILIPPE DALEMBERT a choisi, parmi tous ses romans, celui de la réhabilitation d’un épisode historique occulté, quand l’état haïtien passa en 1939 un décret-loi octroyant la nationalité à tout juif européen qui en faisait la demande. Son personnage principal, un certain Docteur Schwarzberg, adresse un récit rétrospectif: sa naissance à Lodz en Pologne, les pogroms, l'exil à Berlin, la diaspora de sa famille entre les États-Unis et Israël, sa déportation à Buchenwald, son embarquement à bord du paquebot Saint Louis rempli de migrants refoulés de Cuba, Paris et le Bal nègre pour finir en Haïti. Une odyssée passionnante racontée avec verve. Loin des clichés misérabilistes, cet hommage fictionnel puissant porte un regard nouveau sur l’île. L’apport littéraire assure dans ce cas une transmission idéologique et mémorielle.

«SIGMARINGEN»
PIERRE ASSOULINE ouvre une autre page méconnue de la Seconde Guerre mondiale. En juin 1944, alors que le général de Gaulle est déjà en place, Hitler propose au Maréchal Pétain et à ses ministres de se retirer dans l'immense château de Sigmaringen. Une situation hallucinante puisque l’ancien gouvernement a l’illusion de continuer à diriger la France huit mois durant. L’écrivain, invité lui aussi dans le cours, expliqua l’élaboration de son récit, un huis clos propice aux intrigues. Pierre Assouline se rendit sur le lieu même, s’imprégna de l’atmosphère, plongea dans les archives de la résidence, y nota les dialogues exhaustifs tirés du journal du majordome, se consacra à des recherches lexicales et architecturales pour éviter tout anachronisme. Son témoignage démontre comment un auteur de roman historique entre en symbiose avec l’époque qu’il veut présenter.

«OÙ J'AI LAISSÉ MON ÂME»
JÉRÔME FERRARI décrit toute l’horreur des conflits de la fin du 20e siècle. Son roman se situe en Algérie pendant la décennie noire et oppose deux personnages principaux : un lieutenant de l’organisation armée secrète (OAS) contre indépendantiste, revenu d’Indochine, et un capitaine, ancien résistant transféré dans un camp de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre eux survit un prisonnier appartenant au Front de libération nationale (FLN). À la limite du supportable, les scènes de torture physique et psychologique plongent le lecteur dans l’infamie. L’écriture saisissante renforce le malaise et le lecteur assiste à la destruction intime de ces humains broyés par la machine de guerre jusqu’au point de non-retour. L’émotion induite par la littérature déborde ici sur l’événementiel.

POÉSIE EN MUSIQUE
Louis-Philippe Dalembert a remporté le Prix Goncourt de la poésie 2024. Rien d’étonnant à ce que la dernière séance du séminaire présente une série de poèmes « historiques ». Entre autres, ceux d’Aimé Césaire, de René Depestre, de Jacques Roumain, de Siegfried Sasoon, de Madeleine Riffaud , de Louis Aragon, de Primo Levi, de Yemma Ounissa. Certains furent mis en musique comme le «Chant des partisans» de Joseph Kessel, incontournable hymne à la résistance, ou «Le déserteur» de Boris Vian, un rappel du droit à la désobéissance civile. En les écoutant, force est de constater que la littérature peut rejoindre l’Histoire!

ACTUALITÉ LITTÉRAIRE
Afin d’élargir la thématique aux questions littéraires d’actualité, deux écrivaines supplémentaires ont été invitées par le conférencier en dehors du créneau horaire réservé au séminaire: GISÈLE SAPIRO se demanda jusqu’où il était possible de dissocier l’auteur de son œuvre et CAMILLE LAURENS posa le problème des limites de la légitimité en littérature.

RACONTER, ÉVOQUER, DÉMONTRER
Réhabiliter les épisodes oubliés, assurer la transmission idéologique d’une mémoire collective, faire surgir le ressenti intime des époques révolues, autant de suppléments apportés par la Littérature au récit historique factuel. Avec clarté et précision, Louis-Philippe Dalembert a su raconter, évoquer, démontrer, illustrer, donner la parole à d’autres romanciers pour élargir le débat. Ainsi a-t-il prouvé que la connaissance sensible du passé permet de mieux comprendre notre présent.

Laurence Hainault Aggeler

Publié le 12 janvier 2025.