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TOUS LES LOINTAINS SONT BLEUS

couverture tous les lointains sont bleus

 

 


ÊTRE PARTOUT SANS ÊTRE NULLE PART, LA CONSÉQUENCE LA PLUS PALPABLE DE LA GLOBALISATION

Texte: Valérie Lobsiger


TOUS LES LOINTAINS SONT BLEUS
de Daniel de Roulet
Chroniques, Editions Phébus, août 2015, 248 p.

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UN VOYAGE EST L’OCCASION de s’adonner à de multiples réflexions, c’est ce que nous rappelle Daniel de Roulet dans Tous les lointains sont bleus, son dernier livre. Sans cesse en quête de sens «au-delà du simple déplacement», il «consigne (ses) voyages par écrit, comme un album de souvenirs, pour (s)’assurer contre l’oubli» explique-t-il dans le prologue. Courant sur 36 ans, de 1975 à 2011, ses chroniques posent sans relâche un regard alerte, douloureusement aigu parfois, sur ce qui fait l’unicité, ou non, d’une langue, d’une culture, d’un pays et, ultimement, d’un être humain. Avec le recul, sa vision, sans âge, devient universelle. Il s’étonne et s’interroge à la façon du Candide de Voltaire, avec un humour parfois féroce, sans jamais se départir de son sens critique, mais sans jamais non plus se prendre trop au sérieux, comme le prouve l’anecdote parisienne de novembre 1993, placée sous le signe de l’autodérision. C’est un homme qui doute parfois de lui-même, prêt à se remettre en cause (Brighton, mai 1998: «excuse-moi, écrit-il, je me croyais original, je ne suis qu’une copie») et à réviser ses idées reçues sur le pays qu’il visite. Sa voix résonne étrangement familière aux oreilles du lecteur. Intuitivement, il sait qu’elle parle juste. Pour finir, il la reconnaît, lui qui n’est jamais allé plus loin que le bout de son jardin : et si c’était, enfin limpide, décryptée par l’écrivain, tout bonnement la sienne?


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TOUT ARTISTE POSSÈDE UNE LONGUEUR D’AVANCE par rapport au commun des mortels. Il prend le pouls de l’humanité et, avec clairvoyance, le confronte à sa perception de l’avenir (un horizon pas toujours bleu et encore moins rose). Daniel de Roulet ne déroge pas à la règle, lui qui a vu venir la globalisation bien avant la chute du mur de Berlin. Il affirme «Vous êtes les bovidés de la globalité du marché»  car désormais, du haut en bas de l’échelle sociale, chacun, par son travail, répond aux impératifs économiques directement conclus entre grandes entreprises de la planète. D’où l’évacuation, dans le paysage, de tout ce qui ferait «couleur locale», parce qu’impossible à exporter à grande échelle. Le symbole le plus éloquent? Ces hôtels internationaux où il descend, invité régulièrement à s’exprimer dans le cercle d’associations francophones partout au monde. Même décor, même musique de fond, même plats, même vue depuis la fenêtre verrouillée de la chambre climatisée. Toute la planète est-elle conquise? a-t-on envie de questionner à la façon du héros gaulois de Goscinny. Non, de petits hameaux portant des noms à consonance walser résistent, dans le haut du val Formazza italien, non loin de la frontière helvétique, dans le Domodossola. On sent l’auteur proche de l’extase quand, bien au chaud sous sa couette vraisemblablement cousue main, dans l’auberge où il y est l’unique client, il relit Le Voyage dans les Alpes, de Horace-Bénédict de Saussure et constate que rien ou presque n’a changé. De même lorsqu’il peste contre l’état de délabrement et d’insalubrité de Pondichéry avant de réaliser que l’ancienne colonie est en passe d’être engloutie par la mer…
Sans vouloir magnifier le bon vieux temps, il ne peut s’empêcher de regretter Mulby, l’ancien programme (dont il fut l’inventeur) d’affichage des trains sur des plaquettes métalliques à l’heure du tout numérique. Parce qu’au moins, en cas de panne, on pouvait encore le réparer dans les heures qui suivaient et non dans les semaines…Quand un maillon vient à manquer, la délocalisation charrie avec elle son lot non négligeable de désagréments. Son regard affûté, Daniel de Roulet l’a aussi exercé à l’encontre de l’Amérique et des hypocrisies de l’administration Bush engagée à rogner les droits fondamentaux de l’homme au prétexte de défendre sa liberté. Ainsi écrit-il à Dallas en janvier 2006: «Dans la guerre qui vient, il faudra apprendre à distinguer un musulman d’un terroriste, un citoyen des Etats Unis d’Amérique d’un fasciste». Indeed… S’il lui arrive de désespérer du genre humain, notamment à Auschwitz, Belfast ou Kolyma, il reste fondamentalement mu par une curiosité et un noble désir de compréhension d’autrui qui le lancent encore aujourd’hui sur les routes à la rencontre de l’autre.

VL 30.09.2015