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RENCONTRE AVEC MATHIEU AMALRIC

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RENCONTRE AVEC MATHIEU AMALRIC À L’OCCASION DE LA SORTIE DE LA CHAMBRE BLEUE

Interview: Valérie Lobsiger


Rencontre avec Mathieu Amalric à l’hôtel Palace de Lausanne le 3 juin 2014, à l’occasion de la sortie de son cinquième film en tant que réalisateur : La Chambre bleue, d’après le roman éponyme de George Simenon.


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On s’installe à la terrasse avec vue sur le lac. A une autre table, Mathieu Amalric nous tourne le dos. Oublieux du temps, le journaliste qui nous précède s’éternise. Enfin, l’acteur et cinéaste, saisissant son paquet de cigarettes et un livre de poche tout racorni (le roman de Simenon) se lève pour nous rejoindre. Idée saugrenue, on pense alors à un speed-dating et durant quelques secondes, on s’imagine en train de jouer dans un film… Retour à la réalité : il est plus petit qu’on ne se l’était imaginé et tout ébouriffé. De son veston pendouillent les manches déboutonnées d’une chemise blanche dont le col baille, largement dégrafé. Une fois assis, prenant appui sur ses avant-bras bien à plat sur la table, Mathieu Amalric avance la tête vers nous, plante son regard dans le nôtre et sourit de façon encourageante pour signaler sa parfaite disponibilité. Rarement présence n’avait été aussi pleinement ressentie. Pour un peu, on en bredouillerait.

VL: Dans votre dernier film, La Chambre bleue, on assiste aux réponses de Julien lors d’une enquête pénale en même temps qu’on revit la dernière journée de rencontre avec sa maîtresse Esther à travers les images qui se présentent à la mémoire de celui-ci. Avez-vous été fidèle au livre ?

MA: Oui, Très. Nous avons en particulier reproduit la structure à rebours du livre. La Chambre bleue est un des rares romans de Simenon à posséder cette structure non linéaire.

VL: Est-ce que dans le film, on ne doute pas un peu de l’innocence de Julien, au contraire du livre ?

MA: Non pas du tout. Par exemple, dans la dernière lettre anonyme qu’il reçoit qui dit «A toi», qui peut vouloir tout autant dire «je suis à toi» que «à ton tour de jouer», c’est aussi dans le livre, ça se passe lors d’un dîner et on sent que des mauvaises pensées le frôlent. Le fait est que, chez Simenon, même si on est dans la tête de cet homme, et dans la sienne seulement, on ne se situe pas dans ses pensées intimes et il y a un jeu sur le fait qu’on peut tout à fait l’observer sans pour autant le percer, ce qui fait qu’on passe son temps à se poser des questions. C’est lui, ah c’est pas lui, mais pourquoi il ment etc. Pareil pour elle, sa maîtresse, qui apparaît évidemment comme la coupable, mais à la fin, comme dans le roman (et encore moi j’en dis un tout petit peu plus que Simenon, qui lui ne donne aucune résolution), il est suggéré qu’il serait en fait possible que ce ne soit pas elle. Juste ça, c’est tout, il n’en dit pas plus que ça.

VL: Vous aimez les livres, et ceux de Simenon en particulier ?

MA: Je ne suis pas un spécialiste de Simenon mais celui-là, je l’ai depuis longtemps, vous voyez, ce bouquin-là. Et il vous attrape quand même hein, le début vous attrape, parce que c’est comme une syncope, cette chose de L’Origine du monde (NDLR : cf le tableau de Courbet présentant le sexe d’une femme allongée nue) qui est décrite dès la dixième ligne du roman, et qui vaut certainement encore plus pour un homme. Ce gouffre, cet oubli, ces moments qu’on a tous vécus de la passion, où on peut avoir à la fois le sentiment d’être enfin entièrement soi-même et en même temps tout à fait quelqu’un d’autre, ces moment d’oubli, hors du temps, hors les lois, hors tout, de l’attirance entre deux corps, ce miracle-là, eh bien ça, ça vous attrape. Ca n’a rien à voir avec le mot amour, d’où le décalage qu’il y a entre l’homme et la femme et qu’on trouve beaucoup chez Simemon. Ce qu’on a gommé avec Stéphanie Cléau (NDLR : sa compagne à la ville) dans le roman, c’est ce moment qu’il a écrit à Epalinges lorsqu’il s’est fait construire sa maison en 63, où Julien passe son temps à s’auto-flageller : «Je n’aurais pas dû, c’est de ma faute, c’est le péché, etc.»
On a découvert que Truffaut aimait énormément Simenon, ce que je ne savais pas, et du coup, son film La Femme d’à côté semblait résonner très fort avec ce livre-là. Ils sont deux, même si l’homme veut arrêter. Comme dans La Femme d’à côté, il veut arrêter. Ca se manifeste dans le film de Truffaut au cours de cette scène de violence au club de tennis, ou bien la scène au cinéma où l’homme ne sait même plus quel film il a vu, où tout se mélange. Dans le film, cela apparaît dans la scène de la confrontation.
On a eu un plaisir tout simple à s’amuser à jouer au chat et à la souris avec le spectateur, mais comment cela elle n’est pas morte, mais alors qui est mort, mais enfin on est où, qu’est-ce qui se passe, qui a tué qui. C’est le côté ludique, jubilatoire du polar, qui a requis beaucoup de travail méticuleux sur le dossier d’instruction et sur l’actualisation du roman, notamment par rapport aux outils disponibles pour la police aujourd’hui, l’ADN, les portables, etc.

VL: Vous avez coécrit le scénario avec votre compagne, Stéphanie Cléau, c’est un plaisir de plus aussi?

MA: Ca s’est passé très vite. Bon et puis, il se trouve que c’est son métier quand même. Stéphanie a énormément adapté de romans pour le théâtre avant maintenant de mettre en scène ses propres spectacles. Ca s’est décidé le 25 février 2013, alors que j’étais en Suisse pour le tournage de l’Amour est un crime parfait des frères Larrieu, vous vous rendez compte ?! J’avais déjà fait lire ce roman il y a longtemps à Stéphanie. Et elle a commencé, depuis Paris, à rédiger le scénario. Et après elle est venue me rejoindre et on travaillait ensemble pendant que les enfants faisaient du ski aux Diablerets.

VL: On ne la voit pas beaucoup dans le film, c’est exprès ?

MA: Oui, bien sûr et on la voit encore moins dans le livre. Simenon ne décrit même pas son visage. Il nous livre des morcèlements. Il se passe là quelque chose qui n’a rien à voir avec la douceur, la caresse, la tendresse ; ça n’a rien de romantique, rien à voir avec la beauté, c’est autre chose qui attrape Julien, de l’ordre de la pulsion. Et puis on n’est que dans sa tête à lui, on n’est jamais ni du point de vue de sa femme (on ne comprend pas son silence, on ne sait pas ce qu’elle sait), ni de sa maîtresse.

VL: On garde du film des images tenaces. Il y en a une, à la fin du film, un tissu bleu avec des abeilles, qui reste assez énigmatique, vous pouvez nous l’expliquer ?

MA: Le bleu, c’est la couleur du papier mural du tribunal ET de la chambre. Et l’abeille, c’est une image qu’il se remémore d’une abeille posée sur son ventre nu à elle dans la chambre. C’est complètement fou. Jamais je n’aurais pu avoir une image pareille: que le tribunal redevienne un lieu de désir ! C’est peut-être du fait que lui, après avoir entendu le témoignage de la belle-mère pharmacienne, se met à envisager les faits sous un autre angle : il serait donc possible que ce ne soit pas Esther qui ait commis le crime, et donc, que quelque chose redémarre. Et il la regarde enfin, comme dans le roman, c’est la seule fois d’ailleurs où son visage à elle est décrit dans le roman, à la fin. Je n’aurais jamais eu l’idée pour ce papier mural. Tout ça parce qu’un jour, les assistantes ont fait des photos pour chercher un tribunal et elles ont trouvé un tribunal désaffecté. C’est en fait un tribunal d’instance de style Empire, dont les tentures murales étaient vertes avec des abeilles dorées mais avec le temps, le jaune est parti et le vert est devenu bleu. J’y ai vu un signe ! Ca m’a aidé à ce que le film puisse finir ainsi vers le haut. Et, à propos de l’abeille, il y a un moment durant ses vacances avec sa femme et sa fille aux Sables-d’Olonne qui est très révélateur de son état intérieur : il s’énerve contre l’enfant comme on s’est tous énervés contre nos gosses, parce qu’ils ont peur des abeilles, on n’arrête pas de leur dire d’arrêter de bouger et on se met à hurler. Il s’emporte contre sa fille, puis tout d’un coup il est gentil avec elle, tout ça parce qu’il essaie de se sortir cette femme de la tête. Alors ça, ce n’est pas dans le roman, mais c’est une façon de suggérer cela, visuellement, dans la tête du spectateur. Avec cette abeille, c’est comme si d’un coup, Esther était là. Elle surgit au beau milieu de ces vacances ennuyeuses dont la monotonie est encore renforcée par la musique. Celle-ci accentue le plan terrifiant de la vacuité, des vacances, du manège et elle reprend exactement le même thème que le premier baiser dans la forêt.

VL: A propos de musique, celle du film (du compositeur Grégoire Hetzel) souligne tout du long le malaise croissant de Julien. Ca se termine par une Chaconne de J-S- Bach : est-ce pour suggérer que Julien se sent soulagé de ce qui lui pesait sans pouvoir le dire ?

MA: Oui c’est vrai. Oui à partir du moment où en effet il est possédé/dépossédé, absent à son propre procès, tous les mots deviennent des bruits de fond et ce qu’il reste, ce sont ces deux corps qui s’attirent et il se laisse aller à ça.

VL: A propos d’adaptation de livre, vous en êtes où dans celle du Rouge et le Noir ?

MA: Je vais continuer. Là, évidemment, je l’avais mis entre parenthèses. Quand j’ai découvert que Simenon était fou de Stendhal (il y a des images de lui, magnifiques, en interview filmé justement à Epalinges par Polac, où il parle de Stendhal et du procès dans le Rouge et Le Noir), j’ai eu une révélation ! J’ai réalisé que ce qu’éprouve mon personnage, c’est exactement la même sensation que ressent Julien Sorel absent à son propre procès à la fin du Rouge et le Noir. C’est pour ça que du coup, puisqu’il s’agissait de moderniser le roman, j’ai appelé le héros Julien.
Pour le Rouge et Le Noir, je n’ai pas encore essayé d’en faire un film. Je fais un travail, de copiste, de Stendhalien. Comme je n’en ai pas faites, j’ai l’impression de réaliser enfin des études littéraires, j’éprouve une sorte de gourmandise à avoir trois étagères pleines de livres sur Stendhal, j’ai envie de tout savoir sur tout, de décortiquer. J’ai écrit un premier jet de 700 pages, maintenant j’ai une deuxième version qui fait 470 pages mais qui n’est pas du tout un scénario. Je vais voir ce qui vient ensuite. Il faut d’abord que je lise cette seconde version que j’avais réussi à finir avant de venir en Suisse pour le tournage du film des Larrieu.

VL: Ca vous est déjà arrivé, à vous, d’éprouver cette sensation d’être absent à vous-même ? Quand vous jouez et entrez dans la peau de quelqu’un d’autre par exemple ?

MA: Je n’ai jamais réfléchi à ça. C’est difficile à dire. Car c’est à la fois un travail de très grande maîtrise et d’abandon. Les deux se superposent. Il faut avoir le sens du tempo, surtout quand vous réalisez aussi. Oui, ça m’est arrivé lors du dernier interrogatoire avec Laurent Poitrenaux, l’extraordinaire acteur qui joue le juge d’instruction. Et je sais que j’ai bien aimé ça, comme pour la scène de la confrontation, qui sont des scènes très longues, alors qu’on n’a pas l’habitude d’avoir vu des scènes longues avant. J’avais envie qu’on revienne à un temps réel, donc on les a tournées en une seule prise. Là où le juge pense qu’au dépôt Fedex, Julien aurait eu le temps d’introduire du poison dans les confitures, eh bien, à un moment donné, des larmes me viennent, et je vous assure que là, ça m’a submergé.

VL: La complexité sans fin de l’être humain, c’est votre sujet de prédilection en tant que metteur en scène ?

MA: Je ne me suis jamais posé la question. J’ai un goût certain, une certaine colère parfois, ou un ennui, pour ce que Tabucchi appelait «la grande simplification». Pour ces romans, cette littérature ou ces films qui veulent nous faire croire que les choses sont très simples. Mais ce n’est pas conscient du tout.

VL: Tourner et jouer en même temps, ce n’est pas trop dur ? Comment vous y prenez-vous ?

MA: Je n’y ai pas pensé. Maintenant j’ai du mal à voir la différence. Et puis, je travaille toujours avec les amis. Ce sont toujours les mêmes. Si vous écrivez quelque chose et puis qu’après vous le répétez, puis qu’après vous faites des repérages, puis qu’après vous travaillez avec la police scientifique, avec des juges, puis qu’après vous cherchez comment le filmer avec le chef opérateur et qu’après vous réfléchissez à la manière d’enregistrer le off avec l’ingénieur du son puis qu’après vous songez aux couleurs, je ne sais pas comment vous dire, tout ça fait que vous êtes tellement dedans. Et puis Olivier, l’ingénieur du son, joue le mari d’Esther dans le film, Christophe Beaucarne, directeur de la photographie, est un ami, il connaît Stéphanie ; Delphine, la maquilleuse, c’est la maman de la petite Mona qui joue dans le film. Tous ces amis-là, ils ne me laisseraient pas tomber si ça n’allait pas. Je ne sais pas comment ça se passe en fait. Je ne me pose même pas la question je crois.
Esther me fait penser à Vanda de la Venus à la fourrure de Polanski.

VL: Est-elle un de ces démons féminins qui conduisent l’homme à sa perte ? Pour séduire un homme, une femme doit-elle garder une part de mystère ?

MA: Je sais que ce qui m’a attiré dans ce livre-là et ce qui a fait que c’est Stéphanie qui joue Esther, c’est le chaud et le froid. Souffler le chaud et le froid, ça crée le mystère qui fait que deux corps s’attirent. Ce gouffre-là, cette chose illisible qu’elle a, ça, ça rend fou. Ca n’a rien à voir avec la vamp, dont je ne voulais justement pas. Et je ne voulais surtout pas non plus d’un visage connu pour incarner Esther, au contraire de Léa Drucker (NDLR: sa femme dans le film) et moi. Esther, on l’appelait tout le temps «la menace de l’inconnu». Le personnage de Vanda est beaucoup plus manipulateur. Esther, elle, elle est malheureusement une femme amoureuse, et c’est très dangereux, une femme amoureuse. L’homme essaie de fuir mais la femme, elle, elle sait et elle fait face.