→ ART/MUSÉES

PEINDRE L'AMÉRIQUE

HERMITAGE JUIN 2014 1Fitz Henry Lane, Port de Boston au soleil couchant, vers 1850-1855, © Digital Image Museum Associates / LACMA / Art Resource NY / Scala, Florence

HERMITAGE JUIN 2014 0
Frederic Edwin Church, L’iceberg, vers 1875
© Terra Foundation for American Art, Chicago / Art Resource NY

HERMITAGE JUIN 2014 4Frederic Edwin Church, Morning in the Tropics, vers 1858, © The Walters Art Museum, Baltimore


LES ARTISTES DU NOUVEAU MONDE (1830-1900)

Texte: Valérie Lobsiger


FONDATION DE L'HERMITAGE
2, route du Signal
CH - 1000 Lausanne 8 Bellevaux
Tél.: +41 (0)21 312 50 13

www.fondation-hermitage.ch

Du 27 juin au 26 octobre 2014


→ PRINT


LONGTEMPS MÉPRISÉS EN EUROPE et aujourd’hui encore méconnus du grand public, les peintres du Nouveau Monde n’ont commencé à attirer l’attention sur eux qu’à partir des années 60 au moment de l’émergence, sur la scène internationale, de l’école de New York et de l’expressionnisme abstrait. Le sémillant commissaire de l’exposition William Hauptman n’hésite pas à parler à propos de l’art américain du XIXe siècle de «cousin pauvre» de l’art européen, qui fait «pâle figure» plus particulièrement aux côtés des Français, volontiers dédaigneux. Dans les universités américaines elles-mêmes, il a fallu attendre les années 80 pour que l’histoire de l’art américain soit considérée comme une matière digne d’enseignement. C’est pourtant un art singulier, voire parfois insolite, que le visiteur privilégié découvre à l’Hermitage. Comme le souligne son commissaire, l’exposition entend seulement donner un aperçu de l’apport de ces peintres du XIXe siècle. Etant donné un choix plus que vaste (quelques 17500 musées américains peuvent en effet se prévaloir d’en posséder tout un éventail), elle ne prétend nullement à l’exhaustivité.

C’EST TOUT LE RÔLE DE L’ART dans une nation naissante que met en avant cette exposition d’autant plus instructive qu’on en ignorait l’essentiel. Rien cependant de didactique ou de pesant dans la façon d’aborder le sujet. Elle donne plutôt l’illusion au visiteur d’être placé aussi souvent que possible et sans écran face au sujet lui-même, un plaisir rare d’esthète. On est ainsi d’abord propulsé face à l’immensité d’une nature indomptée et sauvage, proche des origines et très topographique, où la présence humaine est à peine perceptible (cf Vue sur la Schoharie, de Thomas Cole, peintre dont les enseignements marqueront toute une génération d’artistes qu’on nommera les peintres de la Hudson School). Il faut dire qu’en 1800, il y a six fois moins d’habitants aux Etats-Unis (5,3 millions) qu’en France et la nature reste tout entière à exploiter. Il suffit de voir une vue paisible du lac de Greenwood (Jasper Francis Cropsey) faire écho à celle qu’on a justement sous les yeux du lac Léman, pour se sentir aussitôt ailleurs transporté. Elle baigne dans une lumière douce invitant à la méditation et renvoie aux artistes de la deuxième génération, ceux qu’on nommera plus tard les «luministes». «Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté» : les goélettes de Port de Boston au soleil couchant, de Fitz Henry Lane, évoquent Beaudelaire. «Vous rêviez de voyage? semblent dire ces luministes, eh bien nous, nous l’avons réalisé».

LA PREMIERE NATION DU MONDE MODERNE ayant réussi à s’affranchir du colonialisme se devait, foin de poésie, d’affirmer bien haut ses valeurs. C’est pourquoi le portrait a le vent en poupe. Au départ consacré aux patriotes ou aux marchands  prospères, il s’attache par la suite à représenter toutes les classes de la population, du cowboy (Thomas Cowperthwait Eakins) à l’émigré irlandais (George Henry Hall), par contre, il passe sous silence l’oppression des peuples (noir ou indien) au détriment desquels la société américaine se forme. C’est pourquoi aussi on représente, dans des natures mortes plus vraies que nature, des emblèmes considérés comme typiquement américains, tels que les fruits (dont la pomme, symbole d’abondance, résume à elle seule la prospérité américaine) ou bientôt le dollar ou encore les armes. Ces trompe-l’œil de la fin du XIXe siècle représentant des barils remplis de dollars (Victor Dubreuil) n’annoncent-ils pas les ravages du capitalisme à outrance et ceux exhibant des reliques indiennes (George Cope) l’anéantissement complet de peuples autochtones? On ne peut s’empêcher d’apercevoir dans cette apologie apparente de l’argent ou de la force une mise en garde à la façon des vanitas chères à la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Sous les combles de la Fondation, on admire les portraits des derniers chefs tribaux, arborant dignement des costumes moitié indiens, moitié européens et pris en photo notamment par Alexander Gardner en studio, tels de précieux spécimen en voie d’extinction.

L’EXPANSION TERRITORIALE DES ETATS-UNIS s’achève avec la conquête de l’Alaska achetée aux Russes en 1867 pour 7,2 millions de dollars. Comme dans la conquête de l’Ouest, de nombreux clichés documentent les missions d’exploration tout en en vantant l’exotisme dans un but touristique. On les découvre au sous-sol de la Fondation au regard d’un utile panneau chronologique qui rappelle les faits marquants de ce siècle de conquêtes non seulement militaires et territoriales, mais également d’inventions technologiques (telle celle de la machine à égrener le coton en 1793, la première liaison transatlantique à vapeur en 1819, le premier Colt Paterson en 1836, le premier ascenseur Otis en 1857, la première voie ferrée transcontinentale en1869, le premier téléphone Bell en 1876, la première ampoule électrique Edison en 1879, le premier appareil Kodak en 1888, la première automobile Selden à essence en 1895…) de découvertes (telle celle de l’or en Californie en 1848 ou le premier forage d’un puits de pétrole en 1859 en Pennsylvanie) ou encore d’événements politiques majeurs (l’élection de George Washington, premier président des Etats-Unis, en 1789, le vote de l’Indian Removal Act en 1830, l’émancipation des esclaves par Lincoln en 1863, le massacre de Wounded Knee dans le Dakota du Sud en 1890…). Au cours de ce siècle de conquêtes mouvementées, les Etats-Unis ne cessent d’innover à un rythme endiablé. La peinture en rend compte à sa façon, y compris au moyen d’une certaine mise à distance. C’est ainsi qu’apparaît soudain bien fragile la paisible goélette longeant (frôlant ?) l’immense et somptueux Iceberg (peint vers 1875 par Frederic Edwin Church) dont le sommet resplendit dans l’or d’un coucher de soleil éphémère.

(VL juin 2014)