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IT MUST BE HEAVEN

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UN INGÉNU À LA VOLTAIRE...

Texte: Valérie Lobsiger


C’EST L’OCCASION DE RENOUER AVEC LES SALLES OBSCURES EN COURANT VOIR:

IT MUST BE HEAVEN, d’Elia Suleiman, un chef d’œuvre d’humour, d’intelligence et d’humanité (2019, F-CAN, 97mn), mention spéciale du jury du festival de Cannes 2019

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L’ABSURDE EST À CHAQUE COIN DE RUE, à Nazareth, comme à Paris ou New-York. Le réalisateur palestinien Elia Suleiman campe dans son propre film un spectateur des dérèglements modernes. Son personnage compose une sorte d’Ingénu à la Voltaire, un Huron posant un regard innocent sur la société de son époque. Comme Monsieur Hulot de Tati, il est muet et sans défense. Au cours de ses pérégrinations, on partage ses silencieuses observations. Il plisse du front, hausse les sourcils, ses yeux s’embuent ou s’écarquillent au gré des situations dont il est témoin. Tant d’expressivité émeut le spectateur qui se sent d’un coup reconnecté à ce qu’il ne devrait jamais perdre de vue: son humanité. Cette mise à distance n’est pas seulement propice au rire: elle est salutaire pour qui veut bien réfléchir au sens de ce qu’il voit.

LE COMIQUE NAÎT DE COMPORTEMENTS EN DÉCALAGE TOTAL avec la réalité, que cela soit en Palestine ou ailleurs. Un tel parti pris prend tout son sel de la part d’un cinéaste étiqueté «palestinien». A ce titre en effet, Suleiman pointe ce qu’on attend de lui dans ses films: la digne et sérieuse défense d’une cause tragique donnée comme perdue. Il met en scène un producteur rencontré à Paris qui va jusqu’à reprocher à son personnage de ne pas être «assez palestinien»! Il se heurte plus ou moins à la même incompréhension à New-York («c’est un cinéaste palestinien, mais drôle» dit de lui un ami qui cherche vainement à l’introduire). Les scènes se succèdent cocasses et/ou inquiétantes, poétiques et/ou dérangeantes. La première augure bien de la suite: au cours d’une cérémonie religieuse, un pope guide en chantant un cortège de fidèles jusqu’à deux portes qui refusent de s’ouvrir. Furieux, le pope remonte ses manches et s’en va en coulisse régler leur compte aux deux récalcitrants. On croise des soldats israéliens rigolards, s’échangeant leurs lunettes de soleil à l’avant d’une voiture, tandis qu’à l’arrière siège une femme aux yeux bandés. A Nazareth, deux policiers regardent ailleurs tandis que sous leur nez, un homme pisse et brise une bouteille contre un mur. Deux frères barbus menaçants, avalant de l’alcool verre après verre, se plaignent au tenancier que le plat de leur sœur (qui se tient entre eux, muette et yeux baissés, face à son assiette intouchée) a été cuisiné avec du vin. Quand Suleiman part à Paris dans sa quête de paradis, il lorgne les belles parisiennes qui se déhanchent dans la rue. Las, elles ne sont pas pour lui. Lui récolte la compagnie d’un petit moineau et s’en émeut. La chasse aux chaises libres au jardin du Palais Royal est bien croquée, la scène où une équipe du SAMU sert un plateau-repas à un sans-abri étendu sur le trottoir aussi. Les policiers évoluent à roulettes (patins ou monocycles) dans une vacuité si parfaite qu’elle confine à la beauté. Ils prennent leur tâche très au sérieux, mesurant la taille des terrasses de café empiétant sur le trottoir… A New-York, la police est pareillement surchargée. C’est ainsi qu’à Central Park, une équipe lourdement armée prend en chasse une femme inoffensive déguisée en ange. Pendant ce temps, dans une supérette, chacun fait ses emplettes fusil à l’épaule…

PAS DE PARADIS AILLEURS. Quel que soit le pays visité, une sourde violence s’est partout immiscée entre les humains. Ils semblent se défier du regard, très proches du moment où ils passeront à l’action. Il n’y a pas de terre d’asile idéale. Alors Suleiman rentre chez lui. Mais c’est où, exactement, chez lui? Chez lui, c’est chez nous: à l’intérieur de soi quand on peut rire de tout. Là, toute parole est superflue pour s’expliquer les choses à soi-même. Qu’est-ce qu’on s’y sent bien! Et puis parfois, quand on n’attend plus rien, on a une bonne surprise. Telle celle du voisin intrusif de Suleiman qui, contre toute espérance, a pris soin de son frêle oranger en son absence. Le film s’achève sur la jeunesse palestinienne dansant dans une boîte de nuit dans une lueur bleutée, bras levés, comme pour attraper les étoiles. Il ne faut jamais les baisser.
VL 23.06.20