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COMMENT DEVENIR UN CITOYEN NUMÉRIQUE UN PEU PLUS LIBRE? 

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UNE ATTENTION DE... 9 SECONDES ET UNE JOURNÉE DE 31 HEURES!

Texte: Laurence Hainault Aggeler


La civilisation du poisson rouge, un livre de Bruno Patino

Paru en 2019 chez Grasset

Un poisson rouge découvre un monde nouveau à chaque tour de bocal. Une grâce qui transforme la répétition en nouveauté. Il oublie tout après huit petites secondes. Même chose pour la génération des Milléniaux dont la capacité de concentration «s’élève» à neuf secondes. Au-delà une impulsion de reprise s’avère nécessaire.
«Nos rêves numériques se brisent sur cette durée dérisoire. Nous sommes devenus des poissons rouges!»

Le livre peut être commandé dans votre librairie de voisinage... par exemple mille et deux feuilles à Zurich ou Le petit Bookshop à Baden...


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Si, dans les années 90, les premiers chercheurs ont lié le développement digital à l’apparition d’une humanité meilleure, la machine s’est emballée. Pourtant, au cours des derniers mois, elle s’est imposée comme bouée de sauvetage. Alors comment l’utiliser sans régresser?

LE MARCHÉ DE L'ATTENTION
Bruno Patino décrit d’abord les moyens déployés pour retenir notre attention, une sorte du piratage du cerveau appelé «brain hacking». Les chercheurs de l’Université de Stanford ont même trouvé un nom pour cette science, la «captologie», soit l’art de capter l’attention de l’utilisateur, que ce dernier le veuille ou non. Il s’agit d’exploiter quatre types d’attention: l’attention captive déclenchée par les alertes qui rentrent par effraction dans notre paysage mental, l’attention attractive déclenchée par la promesse d’une récompense, l’attention volontaire déclenchée par la diffusion de messages divertissants ou choquants et l’attention agressive déclenchée par la peur entretenue de manquer l’immanquable. Quel marché en effet!

DISPARITION DU DÉSIR
En conséquence, pour trouver le temps de répondre à tant de sollicitations, les utilisateurs vivent de façon rapide et simultanée. Une étude américaine de 2018 a révélé que les journées du citoyen américain durent plus de 31 heures dont 12 heures consacrées aux médias et aux activités numériques. Le tout grâce à une capacité multitâche. On est loin de la règle de vie monastique de Saint-Benoît, 24 heures réparties en trois tiers, la première pour le corps, la deuxième pour le travail et la vie en société et la dernière pour la vie spirituelle! Avec l’idée évidente de réserver un temps à chaque chose. Cette accélération rend les utilisateurs impatients, 30% d’entre eux n’attendent pas la quatrième seconde d’une vidéo ou d’une chanson. Le temps volé est celui de l’anticipation et le désir ne parvient plus à se construire.

ADDICTION
L’attirance magnétique de l’écran cause ensuite une pathologie entrée dans le répertoire des troubles de la personnalité et du comportement. Il existe différents systèmes créateurs d’addiction: le système de récompenses aléatoires qui consistent à entretenir l’espoir ce qui empêche de maîtriser la machine et rend dépendant. Ou encore la pratique de l’incomplétude lorsqu’un ensemble d’actions s’enchaîne pour être interrompu au moment crucial, suscitant un besoin de poursuivre irrépressible. Enfin, l’expérience optimale adapte la capacité des joueurs au niveau de difficulté, ce qui procure immanquablement une satisfaction intense et un besoin de revenir régulièrement.

MISE EN DOUTE DE LA RÉALITÉ
Un autre danger provient du flot ininterrompu de messages fragmentaires et démembrés, créés et envoyés par tous à tout un chacun. En résultent autant de réalités que d’utilisateurs. La vérité se diffracte dans les récits altérés par différentes appartenances culturelles, sociales, de genre. Elle devient relative et fragile. Le monde est inondé de pseudo événements. Bruno Patino parle d’une économie du doute qui encourage l’empire des croyances.
Pour les journalistes, censés choisir les faits qu’ils veulent présenter et le moment de les publier, la conversation sans limites désorganise leur travail et en menace la cohérence. Place aux informateurs intéressés, aux annonceurs sombres, et aux robots programmés pour faire de l’audimat à n’importe quel prix. L’ère de la post vérité est aussi celle de la post nouvelle!

ENGAGER UN COMBAT
Bruno Patino veut réagir et engager des combats institutionnels: instaurer des règles de redistribution du temps, interdire tout système visant à créer des comportements addictifs, définir juridiquement des responsabilités adéquates, développer des offres nouvelles. Il conseille de multiplier les zones hors connexion et les moments sans interaction sociale numérique. Organiser des apprentissages de la bonne utilisation des réseaux sociaux et d’Internet et contrer une société structurée vers l’accélération lui semble tout aussi essentiel.
Cet essai part de faits connus certes, mais il étaye ses critiques d’arguments fondés et référencés pour aboutir à des propositions concrètes. Un espoir se profile, celui de développer un réseau mondial tourné vers l’échange et le débat ouvert, celui de voir naître des communautés collaboratives protégées de la surveillance. Ainsi la vie en société pourrait-elle s’épanouir, loin de la jungle absolue d’un Internet libertaire.
L.H.A. 30/04/2020