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THE MAN WHO SOLD HIS SKIN

The man

jonone1 280L'homme qui a vendu sa peau... aux enchèresjonone2 280Sam et Abeerjonone3 280L'artiste et sa création
The man Jeffrey Godefroy un artiste cynique et provocateur
Jeffrey Godefroy, un artiste cynique et provocateur - © trigon-film.org 


 


UN DOS CONTRE UN VISA!

Texte: Valérie Valkanap


Quand le monde des réfugiés rencontre celui de l’art sur fond de romance…

«The Man Who Sold His Skin»,
de Kaouther Ben Hania (Tunisie, 2020, 104 mn)

Sortie sur les écrans suisses alémaniques le 14.10 et en Romandie le 20.10.21, primé à la Mostra de Venise 2020, meilleur film arabe au Festival El Gouna, meilleur scénario au Festival du Film International de Stockholm.

Le film est également présenté au Zürcher Film Festival qui a lieu du 23 septembre au 3 octobre. Ici notre info


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IL EST DES MOTS QUI COÛTENT CHER… Le mot «liberté» par exemple, brandi par chez nous jusqu’à ne plus signifier rien d’autre qu’égoïsme. En Syrie, revendiqué dans un espace public, il peut vous valoir la prison pour terrorisme. C’est ce qui arrive à Sam (Yahya Mahayani), amoureux d’Abeer (Dea Line), parce qu’il se met tout à trac à déclamer son amour pour elle dans un train (quelqu’un, bien sûr, a filmé la scène de liesse). Il s’évade pour le Liban où, après avoir travaillé un temps dans une usine à poulets (la métaphore est ici appuyée: si tu sers à quelque chose, t’as un toit et la vie sauve, sinon, t’es qu’un déchet comme les poussins mâles), il trouve moyen d’obtenir un visa pour la Belgique. Il lui suffit pour cela de prêter son dos à l’artiste Jeffrey Godefroy (inquiétant Koen de Bouw) qui veut lui tatouer sur la peau … un visa Schengen! En contrepartie, Sam devra se tenir à disposition pendant trois mois durant une exposition au Musée Royal des Beaux-Arts de Bruxelles. Grassement payé, il pourra mener une vie de pacha. Les images de Christopher Aoun, directeur de la photographie, qui peaufine chaque scène, frappent: il faut voir par exemple Sam déambuler en robe de chambre flottante de soie bleue dans les galeries rouges du musée ou bien encore cet accrochage du diptyque d’un maître flamand où les visages des accrocheurs ressemblent à s’y méprendre à ceux figurant aux tableaux. Quant aux natures mortes qu’on trouve à profusion aux murs, elles renvoient clairement par la chair sanglante des viandes étalées à la chair tatouée.

DES MOTS SOUDAIN PRIVÉS DE SENS, pour peu qu’on se soit déplacé à un autre endroit de la planète. Ainsi, dans le monde occidental et élitiste de l’art contemporain où argent et champagne coulent à flot, la liberté, rabaissée au rang de technique de marketing, sonne creux. Grâce au consensualisme que ce mot soulève, il aide juste à faire vendre. Un monde froid, cynique et calculateur. «Je ne suis pas cynique, c’est le monde qui l’est» clame Jeffrey. Voilà Sam traité en objet, matraqué par le photographe qui, se fichant pas mal de son visage, lui demande de ployer les épaules tel un esclave. Sam retrouve la trace de Abeer, entre-temps mariée à un diplomate syrien en poste à Bruxelles. Las, le mari se tient en embuscade et la rencontre se solde par un échec. De rage l’époux jaloux détruit une œuvre exposée au musée. «C’est du barbarisme!», s’écrie le directeur du musée qui ne pense qu’en termes de coût d’assurance. «Si Sam disparait dans une explosion, c’est une catastrophe, s’il meurt d’un cancer, c’est OK», susurre-t-il d’ailleurs dans une soirée pour happy few à la suite d’une vente aux enchères remportée pour cinq millions d’euros par un collectionneur …suisse. Face à cette absence choquante d’humanité, on se repaît du visage expressif de Sam. Le procédé est peut-être un peu trop manichéen. Qu’importe, car il n’y a pas dramatisation à outrance, Sam ne manquant pas de nous faire rire par sa saine logique. Alors qu’il a attrapé des boutons dans le dos, on s’amuse du panneau indiquant «en cours de restauration» (très drôle, le gros plan sur l’œil rond du chirurgien perçant le furoncle!) On rit aussi de sa blague de mauvais goût qui, juste revange, fera fuir les amateurs d’art paniqués.

NON, LES GENS NE NAISSENT PAS ÉGAUX, la faute au mercantilisme. La réalisatrice montre in fine combien pour l’art, on n’hésite pas à investir des sommes astronomiques, mais en aucun cas pour sauver des vies. Pas par amour de l’art d’ailleurs. Bien plutôt dans l’espoir d’encaisser une plus-value. Reste que la fin, arrangée pour plaire, déçoit par sa facilité. Il n’empêche, le film prend le spectateur en haleine tant on brûle de savoir comment tout cela va pouvoir se finir. On pense que Jeffrey est le diable incarné, qu’il finira par avoir la peau de Sam, comme les premières images le laissent habilement présager. Et s’il n’est pas Méphisto, alors il est l’inverse de Pygmalion. Ne confesse-t-il pas qu’il préférerait son chef d’œuvre mort plutôt que vivant? Le film a le mérite d’interroger. Comment en est-on arrivé à cette situation absurde où la circulation des biens est facilitée, mais pas celle des personnes? Il offre en outre une satire divertissante du microcosme de l’art contemporain, plus que jamais vain, déconnecté d’une réalité qu’il a pourtant la prétention de refléter.

Valérie Valkanap, 21.09.21
Publié le 23 septembre 2021