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EN HOMMAGE À EDITA GRUBEROVÀ

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LETTRE À UNE DIVA

Texte: Pascal Sigrist


Hommage à Edita Gruberovà, disparue le 18 octobre dernier à son domicile zurichois.

L’Opernhaus de Zurich, auquel elle avait été si fidèle, lui rend hommage et lui dédie la première d’«Anna Bolena» le 5 décembre prochain.

Sur le site de l'Opéra de Zurich: Zum Gedenken


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Zurich, le 19 octobre 2021


Chère Madame,

Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai eu le plaisir infini de vous entendre mourir, encore et encore, des centaines de fois.

Dans le rôle de la grande prêtresse celtique Norma, quand on vous brûle vive avec Pollione, proconsul romain, amour de votre vie, on a l’impression que vous nous emportez avec vous sur le bûcher. Magnifique Gilda, vous êtes battue à mort par erreur par votre père Rigoletto, dans un vulgaire sac de jute. Mémorable Violetta, personnage inspiré de la «Dame aux camélias», vous succombez à la tuberculose dans les bras d’Alfredo. Après avoir interprété le fameux air de Lucia di Lammermoor avec l’aisance d’un rossignol, répondant aux appels lancés par la flûte depuis la fosse d’orchestre, vous sombrez dans la folie et en mourez. C’est de justesse que vous échappez à ce même sort dans «Linda di Chamounix» ou «Maria di Rohan», opéras de Donizetti qui, sans vous, seraient pratiquement tombés dans l’oubli. Lorsque, dans la peau de Beatrice di Tenda, vous pardonnez à toute l’assemblée et lui demandez de prier, non pas pour vous, mais pour ceux que vous laissez après votre mort toute proche, on est suspendu à vos lèvres. En Maria Stuarda, reine d’Ecosse, vous marchez à l’échafaud avec résignation et dignité, glaçant vos auditeurs d’effroi après les trois coups de canon de la scène finale. Et c’est avec passion que l’on suit vos derniers instants en Anna Bolena. Dans les rôles des reines Tudor, que vous avez tellement sublimés, c’est uniquement dans la peau d’Elisabetta de «Roberto Devereux» que vous vous soustrayez à la mort.

En vous écoutant incarner ces héroïnes, et tant d'autres, on vous croit parfois venir d’une autre galaxie, à l’instar de la diva du film «Le Cinquième Elément» de Luc Besson. Souvenez-vous - la cantatrice qui meurt dans les bras de Bruce Willis, celle qui détient dans ses propres entrailles les pierres d’une valeur inestimable, seules capables de sauver l’humanité d’un cataclysme imminent.

Reine des coloratures, saluée à juste titre comme Primadonna assoluta par vos admirateurs, vous avez été, régulièrement et pendant des années, à l’affiche de l’opéra de Zurich. Votre voix aux multiples facettes nous restera toujours en mémoire, légère comme le ballet actuel des feuilles mortes qui tombent des arbres, pure comme de l’eau de roche, scintillante comme le ciel étoilé d'une nuit obscure. Maîtresse absolue de votre art, vous teniez des lignes musicales infinies, semblant ne jamais devoir respirer. Vos aigus légendaires, vous saviez les métamorphoser en pianissimos irréels, les mettant d’autant plus en valeur.

C’est avec grande tristesse que j’ai appris que vous vous êtes éteinte soudainement, non pas sur scène, mais dans votre domicile zurichois, à l’âge de 74 ans. L’Opernhaus de Zurich, auquel vous avez été si fidèle, vous rend hommage et vous dédie la première d’«Anna Bolena» le 5 décembre prochain. Lorsque Diana Damrau endossera ce rôle phare de votre carrière, reine trompée, trahie et condamnée à mort par son mari, je penserai moi aussi tout particulièrement à vous.

Merci, Chère Madame, magicienne du belcanto, pour les empreintes que vous nous laissez. Jugées par d’aucuns comme étant parfaitement inutiles, elles appartiennent pourtant à ce que nous avons de plus essentiel. Rien que pour cela, vous avez largement gagné votre place au paradis.

Pascal Sigrist

Publié le 28/10/2021