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LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE
Najmeh tentant de raisonner son aînéeIman et Najmeh
Iman recevant son arme
Séance de psy...
Rezvan avec en arrière-plan sa mère et sa soeur plus jeune
Sana, aux resources insoupçonnées
S'AFFRANCHIR
Texte: Valérie Valkanap
LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE de Mohammad Rasoulof (Iran, 2024, 168 mn, prix spécial du jury de Cannes)
Sur les écrans suisses alémaniques à partir du 14 novembre 2024.
Le totalitarisme gangrène jusqu’aux rapports les moins politiques qu’il soit.
TOURNÉ CLANDESTINEMENT en Iran pendant les manifestations qui ont suivi la mort de Masha Amini, tuée pour son voile, le film porte haut comme un étendard sa cause. Elle nous est annoncée, sous forme allégorique, dès le générique. Sachez que le figuier sauvage est un arbre au cycle de vie atypique, dont les graines, contenues dans des excréments d’oiseau, atterrissent sur d’autres arbres. Du fait de leur germination entre interstices et racines, de nouvelles branches finissent par entraver le tronc de l’arbre-hôte et les racines aériennes se libèrent de leur socle. Il sera ici question d’affranchissement.
C’EST L’HISTOIRE D’UNE FAMILLE A PRIORI ORDINAIRE. Najmeh (Soheila Golestani) La mère est entièrement dévouée à Iman (Misagh Zare). Son mari est un honnête et loyal fonctionnaire. Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), leurs filles, sont encore dans l’âge protégé de l’insouciance. Elles s’épilent et se peignent les ongles de pied, se prennent en selfie. Quelle différence avec nos propres enfants? Chacune rêve d’une chambre à elle; ce ne sont en aucun cas des rebelles. Mais cette famille-là, paisible et aimante, vit en Iran, théocratie islamique aux mains de mollahs tout puissants. Dès lors, une promotion accordée à Iman, juste au moment où s’organisent des manifestations estudiantines en faveur du mouvement «femmes-vie-liberté», va la faire imploser. Dans une tension dramatique croissante, on assiste à sa destruction.
DE L’USAGE DÉTOURNÉ DE LA PINCE Á ÉPILER. Iman annonce sa promotion à sa famille au restaurant. Le nouveau poste, enquêteur, correspond à celui de juge d’instruction, mais sans enquête et sans même lecture des dossiers: il s’agit en réalité de prononcer des condamnations expéditives sur ordre d’un procureur à la botte des mollahs. Au départ, Najmeh ne voit dans cette nomination que la possibilité de déménager et d’acquérir un lave-vaisselle. Elle ne prend pas au sérieux les récentes émeutes, auxquelles elle pense que seules les dévergondées participent. Elle commence à réaliser la gravité de la situation quand ses filles lui ramènent Sadaf, étudiante à l’œil crevé par des balles de chevrotine. C’est elle qui les lui retire à l’aide d’une pince à épiler (excellent gros plan doublé d’un ralenti sur les billes rouges de sang tombant une à une sur la céramique blanche du lavabo). Pendant ce temps, Iman, lui, rentre chaque soir plus tard. Il n’a d’autre choix que de se soumettre pour garder son poste.
DÈS LORS, LES ÉPOUX ACCOMPLISSENT UNE TRAJECTOIRE INVERSE. La mère s’humanise; elle ne peut plus rester indifférente à la violence déployée. Le père quant à lui se radicalise, refusant de remettre en cause la «loi divine». Suivant minute par minute l’actualité sur leur téléphone, les jeunes filles tiennent tête au pater familias. Elles ne comprennent pas pourquoi on prive leur amie Sadaf de sa beauté et de son futur, ni pourquoi on tue des gens normaux qui veulent juste vivre. Lui maintient que quiconque s’oppose à Dieu mérite d’être puni. Argument désormais classique jusques et y compris dans nos démocraties chahutées, il accuse les contestataires d’être «à la solde de l’ennemi». Espérant l’apaisement, Najmeh continue de laver, peigner, habiller, réconforter l’époux terrassé par ses terribles responsabilités, mais rien n’y fait: Iman devient de plus en plus irascible et perturbé. La situation bascule et échappe définitivement à tout contrôle le jour où son arme de service disparaît du domicile. Pour lui, c’est le déshonneur. Or les femmes, témoins gênants de leur orgueil démesuré, ne sont-elles pas responsables, depuis la nuit des temps, de la honte éprouvée devant elles par les hommes? Voulant affirmer sa toute-puissance ébranlée, Iman transforme alors sa maison en tribunal.
A l’heure où la violence politique s’accroît partout au monde, ce film montre comment elle réussit à anéantir ce qu’il y a de plus beau, de plus pur et de plus fragile en chaque être humain. Le film est d’autant plus fort que le spectateur ne peut se dire qu’il s’agit juste de cinéma, à cause des vidéos amateur incluses. Un pur chef d’œuvre.
V.V. 10.11.2024