→ CINÉMA
LA COCINA
Julia
Max qui demande à Julia ce qu'elle peut bien trouver à Pedro
Pedro
Le homard, plat du pauvre au début du siècle dernier
TOUTE L'AGITATION DU MONDE TIENT DANS UNE CUISINE
Texte: Valérie Valkanap
LA COCINA, un film d’Alonso Ruizpalacios (MX, USA 2024, 139 mn), tiré de la pièce de théâtre «The kitchen» d’Arnold Wesker
Sur les écrans suisses alémaniques à partir du 2 janvier 2025
LE MONDE VIT AU RYTHME DE L’ARGENT. «C’est une place d’affaires en agitation constante». Une citation du philosophe David Thoreau en introduction du film annonce de quoi il sera ici question. Car Thoreau prônait la réflexion critique. Elle est incarnée par Pedro (Raúl Briones, épatant). Pedro est un cuistot mexicain sans papier, un pauvre dos mouillé qui force le respect parce qu’il s’offre tout de même le luxe de s’interroger et de rêver. Notre trublion travaille depuis trois ans au Grill, un restaurant très fréquenté (mais pas pour la qualité de ses plats) à Time Square, au cœur pulsant de Manhattan. Il est amoureux de Julia (Rooney Mara), une serveuse gringa (femme blanche et américaine). Lui rêverait de l’emmener au Mexique. Mais elle peut seulement lui accorder des étreintes furtives dans les couloirs ou la chambre réfrigérée. Elle est belle, elle est blonde, elle est indigène. Mais est-elle pour autant mieux lotie que lui? Elle maitrise certes mieux la langue (lui déplore de ne «même pas pouvoir pleurer en espagnol»), mais à part ça, sa place dans la société est-elle meilleure? On accompagne Alonso Ruizpalacios dans les coulisses de sa cuisine et il ne nous épargne aucun recoin. Sous les couvercles, ça ne sent pas toujours très bon. L’annonce par le comptable d’une disparition de 800 dollars dans la caisse va mettre le feu aux poudres. Les chaudrons bouillent et le chaos n’est plus loin.
UN MONDE OÙ L’ON AVORTE DURANT SA PAUSE est-il encore viable? Quiconque veut interrompre la course du profit (symbolisé par un terminal de carte bancaire) encourra les foudres de dieu… et accessoirement du patron. Au Grill, la plupart des employés sont des travailleurs clandestins. Leur chef Rashid (tout puissant Oded Fehr) estime qu’il leur donne du travail, les paie bien et les nourrit. Sous-entendrait-il par là qu’ils lui doivent la reconnaissance car il leur fait la charité? Son mépris de l’humanité laisse pantois. A qui profite le travail? La rédemption passe-t-elle encore par lui? Quelles règles prévalent et qui les établit? Ce que montre en réalité les coulisses de cette cuisine – véritable tour de Babel, c’est une réplique du monde extérieur fondé sur l’exploitation, les inégalités et la pauvreté. Evidemment, en période de coup de feu, les rivalités s’accentuent, et avec elles, les mots orduriers, mais ils cèdent la place à un semblant de fraternité durant les pauses, au moment où le rythme s’affaisse. La crise globale et planétaire que traverse le monde se répercute jusque dans la cuisine, exacerbant encore la dureté des rapports homme/femme, chef/employé, Blanc/Noir... Le film le montre très bien à travers le homard, plat du pauvre au siècle dernier, vendu à un prix exorbitant aujourd’hui (et, ultime provocation, offert par Pedro à un mendiant). Même les rapports entre collègues se tendent sous la montée des valeurs patriotiques. Ainsi Max exige-t-il qu’on parle anglais en Amérique. Et comme souvent, les étrangers qui ont eu la chance de légaliser leur situation sont ceux qui s’acharnent le plus contre leurs pairs étrangers (cf. l’huileux Luis, chef du personnel). Avant l’apocalypse, Pedro lui-même va jusqu’à insulter une congénère, se prévalant de sa supériorité de cuisinier sur son rang de serveuse. Poussée jusqu’à son extrême limite, la précarisation des individus finit par les déshumaniser.
Un excellent film d’auteur en noir et blanc (avec quelques touches de rouge pour les homards) qui, par son traitement de l’image, l’évocation du fossé séparant Américains et étrangers, son humour dans le désespoir n’est pas sans rappeler le récent Frémont, du cinéaste iranien Babak Jalali.
V.V.
Publié le 1er décembre 2024