→ CINÉMA
QUESTIONS À LIONEL BAIER, RÉALISATEUR
Lionel Baier et Michel Blanc sur le tournage du film «La cache»
LIONEL BAIER
Né en 1975 dans une famille suisse d'origine polonaise, Lionel Baier a dirigé le département cinéma de l'ECAL de 2002 à 2021.
Il a cofondé Bande à part Films avec Ursula Meier, Jean-Stéphane Bron et Frédéric Mermoud (2009).
En 2022, Lionel Baier fait ses débuts au théâtre en montant Foucault en Californie avec Dominique Reymond dans le rôle titre.
En septembre 2023, Lionel
Baier est nommé directeur du département réalisation de la Fémis.
DANS SA FILMOGRAPHIE
«Celui au pasteur», un documentaire sur son père, pasteur en terre vaudoise, 2000
«Garçon Stupide», 2004
«Comme des voleurs (à l’est)», 2006
«Un autre homme», 2008
«Low Cost», un film tourné au téléphone portable
«Les Grandes Ondes», comédie consacrée au suivi de la Révolution des Œillets par une équipe de journalistes suisses, 2013
«La Vanité», 2015, comédie sur le suicide assisté
«Prénom Mathieu», 2017
«La Dérive des Continents (au sud)», 2022
«La Cache», 2025
UN FILM QUI INTERROGE CE QU'EST LA FAMILLE, LA MÉMOIRE ET L'HISTOIRE
Text: Sandrine Charlot Zinsli
LA CACHE, un film de Lionel Baier (Suisse, Lux., France, 2025, 90 mn) basé sur le roman de Christophe Boltanski
Sur les écrans de Suisse alémanique à partir du 10 juillet 2025
Avec:
Michel Blanc (le grand-père)
Liliane Rovère (l'arrière grand-mère dite l'Arrière-pays)
William Lebghil (le grand-oncle linguiste)
Dominique Reymond (Mère-Grand)
Ethan Chimienti (le petit Christophe)
Aurélien Gabrielle (petit-oncle, Christian Boltanski)
Adrien Barazzone (le père)
Gilles Privat (Charles de Gaulle)
Lionel Baier (le voisin) ...
La bande-annonce: ici
Lire notre article ici
SCZ:
«Le film dresse un magnifique portrait d’une famille très soudée, assez fantaisiste.
Pourquoi avoir choisi de traiter ce thème de la famille?
LB:
Le film se base sur LE LIVRE que CHRISTOPHE BOLTANSKI («La cache», 2015, Prix Médicis) a consacré à sa famille. Mais c’est une adaptation très libre. Vous allez retrouver de nombreux éléments du livre mais pas aux mêmes endroits, pas avec les mêmes personnages. Il existe de nombreuses scènes qui ne sont pas du tout dans le livre. L’honnêteté qu’il fallait avoir par rapport au livre, c’était de respecter la très grande bienveillance que ces personnages avaient les uns pour les autres au sein de la famille et l’amour inconditionnel de Christophe Boltanski pour sa famille. Il parle avec tellement de beauté et de respect de sa famille que c’est assez bouleversant.
Et puis tous les mouvements conservateurs parlent de la famille comme si c’était le lieu de l’ordre, de la sécurité, comme si, quand on disait famille, on était tous d’accord. Ce qui m’a plu, c’est que cette famille, c’est une famille dysfonctionnelle, ces gens sont fous, c’est l’endroit du grand bazar, ce petit garçon est propulsé au milieu de choses qui ne devraient pas lui être accessibles. Moi, j’ai grandi dans une famille, dans laquelle il y avait bcp de monde qui passait à la maison, c’était une famille très ouverte, j’entendais beaucoup de choses que je n’aurai peut-être pas dû entendre. Ma grand-mère qui a habité un temps avec mes parents, ressemblait un peu à celle que l’on voit dans le film. Et cela n’a pas fait de moi un désaxé ou quelqu’un qui n’était pas socialisable.
Donc il y avait l’envie de dire, LES FAMILLES, C'EST LA PREMIÈRE SOCIÉTÉ HUMAINE que l’on rencontre et elles sont TOUTES DIVERSES. Et il ne faudrait pas laisser ce thème de famille à l’extrême-droite. On en fait ce qu’on veut de la famille, et j’aimais les Boltanski, parce que je me suis dit, ce sont des gens foutraques, mais IL Y A QUELQUE CHOSE QUI FAIT SOCIÉTÉ CHEZ EUX, C'EST L'AFFECTION QU'ILS SE PORTENT.
C’est UNE FAMILLE EXTENSIBLE à des gens qui viennent de l’extérieur et elle est transgénérationnelle. Cela permet d’être relié à des gens qui ont vécu la guerre, la Shoah. Il y a donc un rapport de souvenir mais pas encore d’histoire. J’avais envie de raconter cela, le fait que, même dans votre famille, en vous prenant dans leurs bras, ils vous racontent la Russie, la Pologne de 1903, c’était le cas de ma grand-mère. Il y a quelque chose de physique. Le film raconte un peu cela.
SCZ:
Il y a une petite Russie qui est reconstituée au dernier étage de l’appartement. Y-a-t-il un lien avec votre propre famille?
LB:
Il y a des choses qui appartenaient à mon arrière-grand-mère, parce qu’elle avait été jeune fille au pair dans une famille russe. C’est à ce moment-là qu’elle a rencontré mon grand-père qui était polonais. La malle qu’on voit dans le film, c’est celle de mon arrière-grand-mère. Et quand j’ai lu Tchekhov ou Dostoïevski plus tard, c’était relié à quelque chose qui trainait dans l’air. L’APPARTEMENT de cette famille touche, car il RACONTE de façon visuelle et simple LE RAPPORT QU'ON A AU TEMPS QUI PASSE.
Il y a d’autres types de liens, pas directs mais néanmoins importants.
Souvent, ils ne sont même pas verbalisés. C’est beaucoup plus inconscient. Et c’est justement parce qu’on n’en parle pas qu’ils existent. Le rapport avec la Pologne, mon père nous en a très peu parlé, son père lui en avait aussi très peu parlé. Et C'EST PARCE QU'IL Y AVAIT UN NON-DIT QUE JE SUIS ALLÉ CHERCHER. Ou le rapport qu’il y avait sans doute à des éléments juifs dans ma famille, ça disparait avec des couches d’histoire, mais cela reste dans l’inconscient. Les enfants sont sensibles à cela. Le petit Christophe dans le film, il est sensible au fait qu’on lui cache quelque chose. Il a l’impression d’entendre un chat. Il y a quelque chose qui n’est pas dit, quelque chose de caché, à découvrir.
SCZ:
Dans le film, il y a toutes sortes de caches, pas seulement le petit cagibi sous l’escalier. L’APPARTEMENT lui-même ou LA VOITURE ne sont-ils pas eux-mêmes des «caches»?
LB:
Oui, ce sont DES LIEUX DE REPLI. Ces gens sont à la fois RECLUS chez eux, ils n’osent pas sortir seuls de leur appartement, mais en même temps, ils sont incroyablement OUVERTS SUR LE MONDE, ils reçoivent tout le monde à leur table. André Breton, et tous les grands intellectuels du 20ème siècle, sont passés chez les Boltanski pour manger une boîte de sardines ou partager une éclair au chocolat. Il y a une très grande peur des autres et une grande ouverture aux idées du monde, par contre. C’est un repli qui est presque un point d’aspiration.
SCZ:
Pourquoi avoir choisi de placer l’action en mai 68?
LB:
Les révolutions ont l’avantage de condenser du temps. En très peu de temps, il se passe un retournement de société qui est énorme. Or, en MAI 68, on voit une société qui est sur le point de basculer. Même si à la fin du mois, tout rentre dans le rang. Il y a quelque chose qui va se propager d’abord en France et puis, dans toute l’Europe. Pendant ce mois-là, tout est possible. Il y a quelque chose de vertigineux à se dire que la société pourrait être balayée dans son ensemble. Au niveau des relations hommes-femmes, entre les classes etc., on a imaginé que ce serait possible. Les Boltanski, ils n’y ont pas vraiment participé. C’était quand même des bourgeois qui habitaient rive gauche, Etienne était médecin. Ils étaient assez ancrés dans leur classe sociale. Seul le père de Christophe est allé manifester.
Ils avaient vécu beaucoup de mouvements et avaient une certaine inquiétude par rapport à la société française. Le grand-père Boltanski, il ne pense pas à se cacher en 39, il est totalement assimilé, il est né en France, il est devenu catholique, pas une seconde, il n’a pensé qu’il était en danger. Et quand le gouvernement de Vichy a demandé aux juifs de s’inscrire sur les listes du Conseil juif de Paris, il était prêt à donner son nom et son adresse sans se rendre compte que ces listes allaient être utilisées par la police française pour les rafles du Vel d’Hiv en 1942. C’est sa femme qui, elle, vient d’une bonne famille catholique traditionnaliste de Mayenne, qui lui dit de faire attention. Elle lui dit que la République n’est pas un socle infaillible, et c’est elle qui le sauve et qui a l’idée de créer une cache. «Chat échaudé craint l’eau froide». Il se méfie ensuite de ce que la France est capable de faire. Quand Michel Blanc, dans la Cour, se dirige vers la grande porte, derrière laquelle on entend les bruits des manifestations, sa femme le rejoint, le rassure, mais ils ne passeront pas la porte.
SCZ:
N’est-ce pas la mère qui est la gardienne du lieu, le point solide de la famille, et ce, alors qu’elle est handicapée et qu’elle a du mal à se mouvoir?
LB:
Si. Et c’est elle, qui n’est pas juive, qui fait de cette famille une famille juive. Non seulement elle organise toute la famille autour d’elle, elle devient LA MATRIARCHE DE CE CLAN, mais on apprend dans le livre, que c’est elle qui a appris à faire de la cuisine d’Europe de l’est pour leur rappeler par les intestins d’où ils viennent et qui ils sont. Elle a ensuite toujours protégé son mari, Etienne Boltanski, comme s’il était en danger permanent. Les événements de 1939-41 les ont tellement marqués qu’elle en garde un sentiment de protection qui est assez bouleversant dans le livre. Quand il est au restaurant avec des collègues médecins et que des gens se ruent dans les bistros pour attraper des manifestants, il se dit, ils viennent pour moi, c’est un réflexe conditionné.
SCZ:
Dans le film, il y a aussi beaucoup d’éléments assez foutraques, la chanson de Jean Yanne, une petite partie comédie musicale et les bandes dessinées de Franquin. Pourquoi toutes ces citations?
LB:
D’abord il faut toujours citer ses sources et ne jamais dire que tout vient de vous. J’ai énormément d’admiration pour FRANQUIN, c’est un très grand artiste. Les albums de Gaston Lagaffe sont concomitants à cette époque, ils ont été écrits dans les années 60. D’ailleurs Gaston Lagaffe aurait pu être un Boltanski, il en a, et la philosophie de vie, et à la fois, le côté très organisé, très inventif et en même temps, le côté anarchique. On a pris le principe de se dire, tout ce que les personnages apportent dans le film, on finit par en faire une forme. Puisque le grand-oncle linguiste s’intéresse à la culture pop et lit des BD, le film peut jouer avec le principe des split screens et des bulles. Quelqu’un cite JEAN YANNE et son aphorisme «il est interdit d’interdire» (qui n’est pas comme on croit souvent un slogan de mai 68), on se permet un anachronisme et on chante «tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil» (qui en fait date de 1971). Et si quelqu’un dit à un moment donné, «c’est dégueulasse!», on fait un clin d’œil à l’embouteillage du film Week-end de GODARD (à la fin, quand le grand-père et le petits-fils partent à Odessa avec les cendres de l’arrière-grand-mère). Car le CINÉMA DE CETTE ÉPOQUE est TRÈS AUTORÉFRENCÉ, les films se pensent eux-mêmes. Cette forme participe donc à la reconstruction historique.
SCZ:
Chaque personnage est incarné, mais c’est vraiment Mère-Grand, interprétée par Dominique Reymond, qui se détache. Comment avez-vous choisi les comédien·nes?
LB:
J’ai d’abord cherché le personnage de la grand-mère qui est le personnage central du film. J’ai eu la chance de travailler au théâtre avec DOMINIQUE REYMOND dans un spectacle autour de Michel Foucault et je voulais absolument travailler avec elle au cinéma. Elle a à la fois quelque chose de très stricte et élégant en elle et, en même temps, elle transpire de bienveillance et d’amour pour les autres, sans que cela ne devienne jamais chichiteux et mielleux.
Ensuite, on a composé le casting autour d’elle. Nous avons ensuite pensé à MICHEL BLANC pour le rôle du grand-père, car il avait en lui une très grande anxiété. Comme tous les grands acteurs comiques, c’était quelqu’un qui cachait son angoisse par la comédie. WILLIAM LEBGHIL a souvent joué des rôles de vieux adolescents un peu chaotiques et donc je pensais qu’il pourrait bénéficier de cette sympathie pour jouer le rôle du linguiste. Quoi qu’il dise de très intelligente et structuré, on ne sera jamais pris de haut. Il n’y a pas de sentiment d’intimidation.
SCZ:
C’est vrai, mais on est un peu étonnés et déroutés, quand il est donne une sorte de leçon à De Gaulle venu trouver refuge lui-aussi dans l’appartement, non ?
LB:
Oui, mais cela passe, parce que ce n’est pas pédant. Le personnage du grand-oncle réalise que son plaisir de faire une démonstration a peut-être servi l’ennemi...
SCZ:
Pourquoi avoir choisi la forme du conte ?
LB:
Cela m’intéressait de parler de la Shoah et de l’Holocauste mais j’étais incapable de filmer l’époque et de montrer une rafle, pour des raisons presque physiologiques. Je ne voyais pas des acteurs avec des costumes nazis sur le plateau, l’odeur du cuir ou des scènes au Lutétia. Rien que le petit garçon avec l’étoile jaune a été difficile à filmer pour moi.
Quand on filme une époque, on a l’impression que c’est un moment dans l’Histoire et que cela n’existe plus. Or, cela existe toujours. Je pense que l’Holocauste est un processus et qu’aujourd’hui encore on est tous marqués par cela, quand on parle de la Palestine et d’Israël, de la guerre d’Ukraine etc. En tant qu’Européens, c’est impossible de ne pas être marqués. Car c’est un processus qui réapparaît par phases, aussi bien dans l’antisémitisme qui réapparaît aujourd’hui avec les propos qui débordent, mais aussi avec la politique de Netanyahou. Il y a encore des conséquences en 1968, en 2025. Il faut faire avec. Le livre permettait de faire cela, de PARLER DE CETTE ÉPOQUE SANS LA FILMER.«
Publié le 1er juillet 2025