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DANS CADRE DE L'EXPOSITION
DE PIA FRIES
À BEROMÜNSTER

Pia Fries 01Pia Fries, «surinam, les aquarelles de Léningrad», 2004, huile et fac-similé sur bois, 80 x 60cm
(© Pia Fries / Mai 36 Galerie)

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LETTRE
À PIA FRIES

Texte: Pascal Sigrist


Du 10 octobre
au 30 novembre 2025

Exposition «Pia Fries - Farbwirtschaft im Fleckenhaus»

Haus zum Dolder
Fläcke 17
6215 Beromünster


Le site du musée

 


Zurich, novembre 2025


Chère Pia,

Nul n’est prophète en son pays.

Tu as été exposée dans le monde entier, du Musée d’Art Moderne de Paris au MOMA de New York, en passant par le Kunstpalast de Düsseldorf et le Kunstmuseum de Winterthour. Tu as reçu une multitude de prix et de distinctions, tu as été «Meisterschülerin» de Gerhard Richter, dont une grande rétrospective est à découvrir actuellement à la Fondation Louis Vuitton, et tu fais partie des artistes contemporaines les plus captivantes.

Ce n’est pourtant que maintenant que ta commune natale, Beromünster, située entre les lacs de Sempach et de Baldegg, te consacre sa première exposition. Mais quelle exposition! Au centre du village, le «Haus zum Dolder», placé juste en face de l’auberge «Zum Ochsen», où tu as passé ton enfance, t’as invitée à faire dialoguer tes œuvres avec la collection hétéroclite du Dr. Edmund Müller ainsi que la maison historique qui l'abrite, anciennement pharmacie et cabinet de médecin. Tu l’as fait avec bravoure, délicatesse et une connaissance du lieu à couper le souffle. Même le titre de l'exposition, plein d’humour et de double sens, malheureusement impossible à traduire dans la langue de Molière, fait rêver: «Farbwirtschaft im Fleckenhaus».*

Lors de l’inauguration, tu nous as fait part d’une image d'enfance, peut-être issue d’un rêve. Depuis les hauteurs du village, tu aperçois ton père qui porte la petite fille que tu étais, traversant en courant la rue principale depuis votre maison jusqu’à la pharmacie en face. Tu t'étais blessée à la tête, et le médecin de garde a recousu la plaie ouverte tant bien que mal. Il en est resté une cicatrice, que l’on devine encore aujourd'hui. En toute simplicité, tu as invité l’assemblée à regarder tes œuvres de la même façon: Comme des peaux, elles racontent leurs histoires, leurs blessures, leurs cicatrices, leurs bonheurs. Tout est là. Il suffit de regarder.

Au deuxième étage du musée, à gauche en montant les escaliers, placée en dessus d’un petit guéridon, il y a une peinture qui sort particulièrement du lot. Elle m’a touché, instantanément et inexorablement, en plein cœur.

Elle s’intitule «surinam, les aquarelles de Léningrad» et fait partie de la série d'œuvres que tu as créées au début des années 2000, comme une sorte de dialogue ludique avec les dessins botaniques de Maria Sibylla Merian (1647-1717), que collectionnait le tsar Pierre le Grand. Tu y transformes et recouvres les motifs originaux de la naturaliste néerlandaise, les fais revivre à travers les siècles, dévoilant de nouvelles dynamiques et des interprétations inattendues.

Dans la peinture en question, tu as pris la planche numéro 44 du fac-similé «Maria Sibylla Merian. Les aquarelles de Léningrad», représentant des papillons sur des branches de grenadier, et tu l’as déchirée précisément en deux. Tu as collé les morceaux résultants sur un support de bois, à l’envers, laissant une distance et un décalage savamment étudiés entre les deux. Il en résulte une composition spatiale troublante, l’impression d’un espace tout en profondeur. Sur cette base, tu as appliqué de nombreuses couches. On découvre des taches subtiles, savantes et délicates, empreintes aquarellées en dentelle à jamais scellées dans le bois, qui riment avec les bordures fragiles des ailes de papillons. Au centre, ces taches se transforment en un brasier ardent. Inconsciemment, ce dernier me fait penser, en association avec le titre de l’œuvre, au siège de Léningrad, page tragique de l'histoire et nom de ville que Maria Sibylla Merian n’a jamais connus. La composition est complétée par d’épaisses masses de peintures, appliquées, jetées, raclées, découpées et lissées sur le support en bois. Il en naît une sorte de magma originel, onirique et fantomatique, qui efface les limites entre la peinture et la sculpture. M’en voudras-tu si je crois y deviner quelque chose des ornements baroques sur les murs et les plafonds blancs de l’église située à deux pas, celle du fameux couvent de Beromünster? À d’autres endroits, des traces d’huile ont imprégné le papier de la planche botanique. En les voyant, il me vient tout d’un coup à l’esprit une des origines attribuées au mot anglais pour papillon, lorsque l’on croyait que les motifs sur les ailes des lépidoptères étaient des taches de beurre.

Butterfly,… et voilà que mes pensées s’égarent encore... J'entends Puccini et l’insupportable attente de Cio-Cio-San au loin, sur les hauteurs de Nagasaki...
 
«Che dirà? che dirà?
Chiamerà Butterfly dalla lontana.»

Je crois alors sentir le parfum des fleurs rouges des lythracées. Il me semble percevoir le goût acidulé des grenades entrebâillées aux cloisons de rubis, comme dans le poème éponyme de Paul Valéry. Au travers de taches aléatoires pourtant parfaitent maîtrisées, tu complètes ce que Merian recherchait peut-être déjà dans ses aquarelles: l’illusion de saisir l’insaisissable, de pérenniser la naissance et la métamorphose des chenilles, jusqu'au vol diaphane et fragile des papillons.

En bas du tableau, il y a une feuille blanche, aux allures d'écusson énigmatique. Troublant les pistes de lecture, elle n’est pas en papier, comme le fac-similé de Merian, mais bel et bien peinte. C’est une page vide, blanche comme le syndrome qu’elle peut instiller, blanche comme peut l’être la nuit la plus noire, mais blanche aussi comme la couleur de l’espoir, celle d’un futur qui reste à écrire.

Merci, Chère Pia, pour ces morceaux de rêves en couleurs.

Avec amitié.

Pascal
 

* «Wirtschaft» désigne aussi bien un restaurant que l’économie, alors que «Flecken» peut être un lieu, un coin, tout autant qu’une tache.