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LETTRE AUX AMOUREUX DU BANC PUBLIC

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DANS
LE CADRE DU
SECHSELÄUTEN QUI N'A PAS LIEU CETTE ANNÉE

Texte et photos: Pascal Sigrist 


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Zurich, le 18 avril 2020


Chers amoureux,

Nous avions rendez-vous ce lundi 20 avril 2020, un peu avant six heures du soir. Nous devions nous voir sur un banc public bien précis, jouxtant le Sechseläutenplatz, entre Bellevue et l’Opéra, côté lac. C’est l’endroit où nous nous sommes rencontrés il y a une année, au hasard des rues. C’était sur un d’ces fameux bancs, au milieu de la foule de la traditionnelle fête du Sechseläuten. Je prenais des photos et vous vous bécotiez bien amoureusement. Vous vous êtes mis à parier combien de temps il faudrait aux flammes pour faire exploser la tête du Böögg, le fameux bonhomme hiver zurichois. Je me suis permis de vous interrompre et de vous dire que vous parliez devant témoin, ce qui a initié une conversation bien sympathique. Du coup, j’ai parié avec vous, et à 18 heures, 17 minutes et 44 secondes précises, prédiction (erronée!) d’un été médiocre, j’avais gagné! J’avais gagné le droit de partager un verre de vin avec vous, un excellent Châteauneuf-du-Pape. Nous avons fait connaissance et nous nous sommes bien amusés, jusqu’à tard dans la nuit. Je me souviens de votre compagnie, de la découverte de centres d’intérêt communs, de votre joie de vivre, de vos beaux rêves flambants, et de votre innocente jeunesse. Vous m’avez, spontanément et en toute simplicité, offert des billets de concert en fin de semaine au KKL de Lucerne, parce que vous aviez un empêchement. Le concert, un des derniers avec Bernard Haitink à la tête de l’Orchestre symphonique du Bayerische Rundfunk, était d’ailleurs magique, avec une interprétation absolument envoûtante de la sixième symphonie d’Anton Bruckner.

Nous avions rendez-vous ce lundi, au Sechseläutenplatz, sur un banc public. Banc public, qui l’aurait cru, entre-temps inaccessible, barricadé par ordre de police! Un virus au nom singulier, aux origines incertaines, venu d’Extrême-Orient, s’est propagé avec insistance dans le monde entier et menace nos vies. La ville est à l’arrêt, semble abandonnée. Les habitants sont exhortés à rester chez eux, tous: «Bleiben Sie zu Hause. Bitte. Alle.» Les enfants n’ont plus le droit d’aller à l’école. Les adultes se voient contraints, dans la mesure du possible, de travailler depuis chez eux. Ils communiquent virtuellement et dévoilent, de façon volontaire ou non, leurs cuisines, leurs séjours, leurs rideaux ou leurs balcons par écrans interposés. On parle paradoxalement de distance sociale à respecter, alors que les gens semblent ne s’être jamais sentis aussi unis et proches depuis longtemps. Les petits-enfants ne voient plus leurs grands-parents. On ne se touche plus, on ne se fait plus la bise, on évite les autres... Avec mon rhume des foins et ses salves d’éternuements, déjà assez pénibles en soi, j’ai de la peine à me foutre du regard oblique des passants honnêtes, me sentant perçu comme un pestiféré dans la rue.

Les magasins, les restaurants, les bars, les cinémas, les musées, les salles de spectacles, presque tout est fermé. La porte d'entrée du Kunsthaus est aussi close que «La Porte de l'Enfer» qui la côtoie. Ce soir, le concert Monteverdi à la Tonhalle Maag, avec Sir Elliot Gardiner dirigeant les English Baroque Soloists et le Monteverdi Choir, est annulé. A l’Opernhaus, la représentation de la «Csárdásfürstin» de Emmerich Kálmán, avec Annette Dasch et Pavol Breslik, n’aura pas lieu. L’air de l’héroïne Sylva Varescu, «Wo man tanzt und küsst und lacht, pfeif’ ich auf der Welt Misere», ne retentira pas, aussi peu que le pathétique hymne à l’amour «Mag die ganze Welt versinken, hab ich dich!», qui vous sied si bien...

La sortie tant attendue du dernier James Bond, sur fond de la mystérieuse ville italienne de Matera, introduit par la magnifique chanson de Billie Eilish, est repoussée. Le titre du film, «Mourir peut attendre», prend des allures prémonitoires… Il n’y a plus d’affiches pour le cinéma, mais pour les films en streaming, comme le dernier épisode de «Star Wars», «L'Ascension de Skywalker». Avec certains longs métrages qui repassent actuellement, comme «Contagion», pour n’en citer qu’un, on constate avec une certaine amertume que le doux voile qui nous sépare de la science-fiction peut parfois se déchirer brutalement.

L’économie stagne, les bourses chutent de façon constante, vertigineuse et interminable. Les avions de ligne sont cloués au sol. Beaucoup d’entre nous se soucient, s’inquiètent, se demandent à raison de quoi demain sera fait. D’autres gardent espoir ou rêvent d’un monde meilleur, plus raisonnable, moins frénétique en tout cas. D’aucuns observent que la terre reprend son souffle, qu’elle semble guérir un peu en notre absence. Certains se font rattraper par leurs démons, alors que d’autres encore s'épanouissent, retrouvent du temps perdu ou se découvrent une fibre altruiste. Aux quatre coins du monde, les habitants applaudissent depuis leur balcon, tous les soirs, saluant le personnel soignant.

Que tout cela paraît étrange et déroutant! Comment auriez-vous réagi si quelqu’un était venu vous dire, comme dans la chanson, que votre ciel se couvrirait de gros nuages lourds, qu’il n’y aurait pas de Sechseläuten cette année, que l’événement serait repoussé à 2021? Pas de cortèges, pas de chevaux, pas de drapeaux, pas de sciure non plus. Les fiers membres des corporations ne se feront pas offrir de fleurs par la gent féminine. Qui, si ce n’est le Böögg, nous prédira l’été à venir?

Mes chers amoureux du banc public, depuis notre rencontre, nous ne nous sommes plus jamais revus, c’est vrai. Nous nous sommes quittés, aussi simplement que nos chemins s’étaient croisés, avec la promesse cependant de se revoir au plus tard à la fête en 2020, au même endroit.

Nous avions rendez-vous ce lundi, Hallie et Marco, un peu avant six heures du soir, entre Bellevue et l’Opéra, côté lac...

J’y serai.

Pascal