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LES CHOSES HUMAINES

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Résumé:
Les Farel forment un couple de pouvoir. Jean est un célèbre journaliste politique français ; son épouse Claire est connue pour ses engagements féministes. Ensemble, ils ont un fils, étudiant dans une prestigieuse université américaine. Tout semble leur réussir. Mais une accusation de viol va faire vaciller cette parfaite construction sociale.

Le sexe et la tentation du saccage, le sexe et son impulsion sauvage sont au cœur de ce roman puissant dans lequel Karine Tuil interroge le monde contemporain, démonte la mécanique impitoyable de la machine judiciaire et nous confronte à nos propres peurs. Car qui est à l’abri de se retrouver un jour pris dans cet engrenage? (Gallimard)

 


ZONE GRISE DU CONSENTEMENT ET RAPPORTS HUMAINS AU XXIÉME SIÈCLE... 

Texte: Laurence Hainault Aggeler


Le roman de Karine Thuil est l'un DES LIVRES QU'ON M dont nous parlerons le 16 novembre de 17 à 19h à la Librairie mille et deux feuilles à Zurich.
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Le livre reçoit finalement le prix Interallié (mercredi 13 novembre) et le Prix Goncourt des lycéens (jeudi 14 novembre 2019).


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La première phrase de la première page ressemble à un coup de poing: «La déflagration extrême, la combustion définitive, c’était le sexe, rien d’autre - fin de la mystification.» Le lecteur entre ainsi directement dans la thématique du livre: comment le besoin impérieux du désir peut-il détruire en quelques secondes ce qu’on a passé sa vie à bâtir?
Puis la machinerie romanesque se met en place d’une manière démonstrative. Les portraits des victimes de cette «déflagration» se dessinent. Le contexte social, psychologique, émotionnel se précise. Lorsque le rythme narratif et la tension s’accélèrent, le drame éclate, ancré dans les vices et les malversations de notre époque. Les chapitres s’enchaînent, entrecoupés de ces dialogues qui choisissent de rester simples pour sonner juste. Les points de vue alternent les subjectivités et laissent au lecteur une vraie liberté d’interprétation.
Fondamentalement, le roman articule les idées autour de personnages mus par un déterminisme social.

LE COUPLE «GAGNANT»
Claire, 40 ans, est normalienne, ambitieuse, féministe engagée et reconnue, auteure de six essais philosophiques. Il lui aurait fallu plus de temps pour réussir sans le réseau de son mari, Jean. De 27 ans son aîné, celui-ci est devenu célèbre par la force de son travail. Présentateur charismatique, il anime un débat télévisé au centre duquel brillent les représentants de la société culturelle et politique. En fin de carrière, Jean «guette avec angoisse sa dégénérescence programmée ». Il redoute d’être éjecté de son poste. Mais ce lutteur sait donner des coups, en recevoir et les scrupules moraux ne constituent pas d’obstacles. Lorsque Claire le quitte subitement, il réagit à peine. La beauté et l'intelligence de sa compagne amélioraient son image publique, rien de plus. Tout va bien puisque la femme qu’il aime, Françoise Merle, une excellente journaliste peu décorative vu son âge, reste à ses côtés dans l’ombre de ses ambitions. Bref c’est un gagnant, au sens le plus méprisable du terme.

UN APERCU DU BONHEUR
Responsable du départ de Claire, Adam Wizman apparaît comme un personnage inattendu. Issu d’un milieu diamétralement opposé, ce professeur de français d’une école juive du 93, est encombré d’une épouse orthodoxe sans compromis ni pardon. Sensible et doux, Adam se trouve à la limite de l’asphyxie. Claire et lui vivent un court moment d’intensité passionnelle, un aperçu du bonheur que détruiront leurs enfants respectifs, Alexandre et Mila.

DIFFRACTION
Tel est le titre de la première partie, entendez par ce terme scientifique  que certaines «ondes» vont changer de direction devant un obstacle. Un obstacle de taille en l’occurrence! Les deux jeunes gens entrent en contact alors que leurs univers sont trop différents. Alexandre, solitaire surdoué, brille au firmament des milieux aisés ; mais ce mal-aimé de parents absents et exigeants sort tout droit des grandes écoles aux coutumes mutilantes, faites de bizutages humiliants et de concurrence féroce. Il ne respecte que ses semblables. Mila vient de quitter sa mère protectrice. Déjà traumatisée par un attentat, sa vulnérabilité se trouve renforcée par une éducation religieuse excessive où le refoulement est érigé en vertu.

BRISÉE EN 20 MINUTES D'ACTION
Tout est en place pour la descente aux enfers. Incapable de décrypter un code de conduite différent du sien, Mila ne voit pas le danger arriver quand Alexandre la séduit, juste pour s’amuser avec la brutalité de sa caste. Elle sera brisée «en moins de 20 minutes d’action», selon l’expression méprisante de Jean Farel. À partir de cette cassure, le roman devient haletant. Mila dépose une plainte pour viol. Alexandre est arrêté, mis en garde à vue puis emprisonné. Suit l’enquête avec sa kyrielle d’interrogatoires indécents, de reconstitutions à la limite de l’exhibition, de commentaires médiatiques insultants.

«LE TERRITOIRE DE LA VIOLENCE»
À ce point, le lecteur comprend le titre du chapitre suivant: ce procès est celui d’une société en mal de repères. Les grandes questions contemporaines sont posées. Comment vivre les rapports de force dans le couple, la famille, le travail et la vie publique? Comment circonscrire cette fameuse «zone grise» du consentement? Comment libérer la parole féminine? Peut-on échapper à l’impact éducatif et religieux? A-t-on le droit d’euthanasier? Jusqu’où va aller le jeu des puissances médiatiques et judiciaires? Si le dominant devient trop influent, comment lui résister?  Le pardon est-il encore possible?

ET LES «RAPPORTS HUMAINS»?
Certaines réponses sont proposées au cours du procès dont les rebondissements multiples s’enchaînent au fil des témoignages et des plaidoyers. La machine s’emballe. Chacun se retrouve alors confronté à sa peur de basculer du mauvais côté, ses manques, la quête de certitudes. S’ensuit une analyse fine des rapports humains (titre de la troisième partie). Le discours final de la défense montre avec brio combien la vérité se trouve soumise aux idées toutes faites et mal faites. Et les dernières phrases du roman tombent comme un couperet: «On naissait, on mourait; entre les deux, avec un peu de chance, on aimait, on était aimé, cela ne durait pas, tôt ou tard, on finissait par être remplacé. Il n’y avait pas à se révolter, c’était le cours invariable des choses humaines».

Laurence Hainault Aggeler - 14/10/2019